Je ne me souviens pas du jour où je suis née, je ne connais pas la date de mon anniversaire. Mais je me souviens du jour où j’ai ouvert les yeux.

Oui. Je m’en souviendrai toute ma vie.
Le goût de ferraille au fond de ma gorge. Le froid sur ma peau. La lourdeur sur mon corps. Et la douleur dans ma poitrine.

Ils étaient là, étendus sur moi et immobiles. Cet homme et cette femme, je les ai immédiatement identifiés, c’était sans doute ma famille. Mais ils gisaient, me couvrant presque totalement. Le silence environnant qui m’oppressait se rompit brusquement lorsqu’un bourdonnement parvint à mes oreilles. Je mis du temps à reconnaître ce son : des pas, des pas précipités. Puis une voix de femme : « Ils ont essayé de la protéger. »
Après ça, je me suis sentie légère et ils m’ont emmené. Ils m’ont plongé dans le noir. Du moins c’est comme ça que je l’ai perçu à l’époque, mais avec le recul, je devais être droguée. J’ai dû osciller pendant un long moment entre semi-conscience et inconscience. Tout est très flou jusqu’à mon véritable réveil.
J’avais encore mal à la poitrine, mais ils disaient que j’étais guérie. Plus que quelques jours et ils m’enlèveraient mes bandages. Mais alors pourquoi étais-je reliée à des machines ? Pourquoi ces tuyaux et pourquoi encore des médicaments ? Des questions avec toujours une seule et même réponse : « C’est pour ton bien. C’est pour assurer ton futur et le notre. » Mais au moins, à ça ils y répondaient. Alors que lorsque je demandais mon nom, il restait pantois. Tous se terraient dans le silence. Tous, sauf un qui m’appelait Sasha. Cet homme avait un accent bizarre et une mine rieuse. Il était chaleureux. Alors j’ai répondu oui, que ça devait être ça. « Sasha ». Encore aujourd’hui, quand je me regarde dans un miroir, j’ai l’impression que ça ne m’appartient pas et que bientôt on me le volera, m’effaçant pour de bon.

Le centre, les expériences et les entrainements
Quelques temps après qu’ils m’aient retiré mes bandages et tous ces tuyaux, j’ai rejoins d’autres enfants. Il y en avait des plus petits et des plus grands que moi. Nous étions souvent réunis ensemble dans d’immenses pièces. Ils nous forçaient à jouer, seul ou à plusieurs. Beaucoup d’entre nous semblaient tout aussi perdus que moi, voire même effrayés. Effrayés par ces salles délabrées et marquées par d’étranges traces au mur. Effrayés par nos gardiens. Et surtout, effrayés par ceux qui portaient ces grandes vestes blanches, les docteurs. Les jeux étaient trop simples. Je m’ennuyais et je n’étais pas la seule. Ceux qui échouaient et bien, on ne les revoyais plus. Mais avec le temps, les jeux évoluaient, devenaient plus durs, plus éprouvants. La seule constante de nos journées résidait dans la prise de petits cachets verts et rouges et l’injection dans la nuque. Personne n’y coupait. C’était la dernière chose que l’on nous imposait avant de nous faire rentrer dans nos chambres isolées.
On n’était plus qu’une vingtaine quand les jeux sont devenus de plus en plus étranges. On le ressentait dans nos tripes. Était-ce normal d’apprendre à blesser les autres ? Était-ce normal que ça tourne en chasse ? Était-ce normal que la fille d’à côté vienne d’avoir la nuque brisée par ce garçon qui n’a pas su contrôler sa force ? Tout semblait partir en vrille. Tout devenait incompréhensible. Plus que depuis le premier jour. Certains enfants avaient changé avec le temps. Marie pouvait voir dans la nuit. Armin pouvait courir plus vite que nous tous. Kain pouvait disparaître. La peau de Simon pouvait devenir aussi dur qu’une carapace. Eve pouvait flotter dans les airs. Et tous les autres… Tous les autres avaient développé une « capacité ». Et moi aussi. Lorsqu’elle s’est révélée, Simon lui perdit le contrôle.
Il était plus vieux et arrivait souvent à nous rassurer. Beaucoup le voyait comme un grand-frère protecteur. Mais je ne savais pas ce que ça voulait dire. Tout ce que je savais, c’est que j’avais moins peur quand il était là. Mais pas cette fois-là. Ce qu’il a fait du corps de Marie, il allait me le faire aussi. Tout ça parce que j’ai voulu l’arrêter alors que c’était déjà trop tard. Il m’a poursuivi jusqu’à ce que j’ai le dos au mur. J’avais beau lui balancer tout ce que je trouvais sous la main, c’était inutile. Son corps entier était recouvert d’une peau verte et rocailleuse. Seuls ses yeux injectés de sang luisaient à travers. Sa main qui avait triplée de volume et elle allait me réduire en lambeaux. * À moins que ce ne soit moi qui fasse le premier mouvement. * ai-je pensé. Ma main trouva un bâton de bois et l’instant d’après, le bras de Simon se détachait de son corps. Il hurla tellement fort que je pourrais presque encore l’entendre. Nos gardiens arrivèrent à ce moment-là et tout s’arrêta d’un coup. Encore ce noir.

Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé avant que je ne retrouve les autres, mais les groupes avaient encore diminué en nombre et Simon n’était plus là. Je me sentais bien plus forte et bien plus consciente de mes capacités. Je savais que ma volonté pouvait devenir mon arme.
Les jeux reprirent de plus belle et nous entrions en compétition les uns contre les autres. Et ce n’était plus un bannissement qui nous pendait au nez. Non, la mort nous attendait. L’origine de ces traces au mur, on l’avait trouvé en même temps que notre nouvel adversaire : ces espèces de bêtes gigantesques, déformées et affamées. Elles pouvaient tout ravager sur leur passage, nous y compris.
« Alors même Sasha ressent quelque chose… Tu trembles. » Ce maudit Kain, sa langue assassine et sa satanée invisibilité. C’était bien le seul que je ne pouvais trancher, alors que l’envie ne manquait pas. Mais lorsqu’on reconnut Simon parmi ces choses, même Kain resta bouche bée. Après tous ses beaux discours répétant que c’était eux ou nous, Kain aussi trembla devant ce choix. Un choix que je pris à leur place pour qu’Eve et bien d’autres ne subissent pas le même sort que Marie. Kain avait raison, c’était eux ou nous.

Pendant combien de temps, combien d’années avons-nous accepter de jouer à leurs jeux malsains ? Je ne saurais le dire. Nos corps changeaient, c’était le seul indicateur. Et nos capacités se perfectionnaient. De notre groupe, nous n’étions plus que quatre, mais nous avions toujours plus de bêtes à combattre. Nous n’étions plus dupes. C’était ceux que l’on considérait comme nos frères que l’on affrontait encore et toujours. Nous avions également d’autres entrainements. Un homme qui maniait le sabre faisait aussi mon enseignement. Et je me demandais si pour les autres c’était pareil. On n’en parlait pas, comme si on savait qu’un jour, on aurait à s’entretuer. Même si Kain et Eve voulaient sortir d’ici, je ne pouvais imaginer comment, pas avec une telle sécurité. Ils m’accusaient d’être prête à mourir ici, tout ça parce que, soi-disant, j’aimais bien le vieux russe, celui qui m’avait donné mon nom. Peut-être était-ce vraiment le cas, je ne sais plus. Mais je crois bien qu’il veillait sur moi… Sur nous.

Un soir, les sirènes retentirent et le vieux russe nous fit sortir tous les quatre : Eve, Armin, Kain et moi. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Agité, transpirant et effrayé. Il n’avait de cesse de répéter qu’il devait nous sortir de là avant que le carnage ne commence. Le scientifique nous traîna dans tout le bâtiment et ce fut la première fois que l’on sortit de notre cage de sang. La sécurité en alerte, nous aurions pu nous défendre et les faire reculer, mais il nous interdisait d’utiliser nos pouvoirs, prétextant que le carnage ne devait pas avoir lieu. C’était à se demander si lui aussi ne perdait pas la tête. Mais notre fuite s’annonçait mal lorsque l’on termina notre course en haut d’une tour. Et tandis que le vieux baragouinait encore, Kain craqua.
« C’est trop tard. Que le carnage commence. »
Ses traits étaient étirés comme jamais par une folie sans fin. Son rire se fit plus sadique. Et se fut la première fois que je le voyais aussi fort. Il éjecta Armin d’un seul bras. Le scientifique tenta de lui injecter quelque chose, mais en vain. Kain se débattait telle une bête en rage. Quand il s’approcha de nous, je ne sais pas pourquoi je me suis mise devant Eve, comme si j’allais la protéger. Comme si j’en étais capable. Mais tout ce que j’ai pu faire, c’est planter une dague dans le corps de Kain, qui, dans sa chute au sol, nous fit toutes les deux basculer dans le vide par dessus la rambarde.

« Je ne sais que flotter. Je ne sais pas voler. Pardonne-moi. » Apparemment, nous nous sommes écrasées au sol. Eve a fait tout ce qu’elle a pu et y a laissé sa vie. Quant à moi, je me suis réveillée une nouvelle fois dans un lieu inconnu et poussiéreux. Je ne pouvais pas bouger, ou du moins, ça me faisait mal quand j’essayais. Le vieux à l’accent russe était là. Quand je lui ai demandé ce qui était arrivé aux deux garçons, il ne répondit rien hormis : « Je suis Sergeï. Enchanté de te connaître Sasha. Es-tu prête à repartir de zéro ? »

Mes blessures mirent longtemps à guérir. Et lorsque ma mobilité revint totalement, ce fut comme une libération. Je suppose que ce médecin et ses médicaments aux couleurs fluo y étaient aussi pour quelque chose. Il me parla un peu de lui, mais ne dévoila que ce qu’il voulait bien. Il m’expliqua la vie dans cette petite ville et me demanda de ne pas utiliser mon pouvoir. Les gens en auraient peur. Il était devenu l’un des médecins de la ville et moi j’avais trouvé plusieurs petits boulots. Je livrais le journal le matin, j’étais serveuse en milieu de journée et l’après-midi, j’assistais la seule bibliothécaire. J’en profitais pour apprendre, bien que Sergeï tenait à jouer les professeurs particuliers. La normalité se résumait donc à ces vies sans histoire que je croisais tous les jours. C’était déconcertant. À l’opposé de tout ce que j’avais connu. Plus d’odeur de sang ou de vomi, plus de larmes, plus de cris. Même si encore parfois, je crois bien que je suis encore comme en alerte, prête à bondir sur un monstre. J’en ai des sueurs froides et je cauchemarde presque toutes les nuits. La seule chose qui me calme, c’est ce sabre qu’il m’a offert. Je sors la nuit et je crois que je continue à m’entraîner, juste au cas où un jour, tout rebascule dans le noir.

Et le jour où j’ai fait la une des journaux locaux, après avoir éviter le pire lors d’un braquage de banque, sonna le glas de ma tranquillité. Leurs vulgaires fusils qu’ils brandissaient comme une épée de Damoclès au-dessus des gens, je les ai découpé d’un seul geste. Je ne sais toujours pas ce qui m’a pris. Si leur stupidité m’a agacée ou si les pleurs du petit garçon apeuré m’ont fendu le cœur, mais peu importe. C’était une erreur. Car après ça, ceux que l’on fuyait nous ont retrouvé. Nous avons dû fuir de ville en ville, jusqu’à ce que Sergeï n’en puisse plus. Il était tombé malade et continuait à dire en rigolant que ce n’était qu’un juste retour des choses. Il m’ordonna de partir sans lui et de me diriger vers un homme au nom étrange et son école.
« Peut-être qu’ici, pour toi, les choses ne changeront pas. Mais ailleurs, le monde évolue. Alors trouve cet ailleurs et fais-y ta place. Même si tu dis ne rien craindre, là-bas, tu seras en sécurité. Dis-lui que tu viens de ma part et tout ce passera bien. Ah et n’oublie pas Sasha, tu dois sourire de temps en temps.»
Ce fut notre dernière conversation. Après ça, il me ficha à la porte. J’avoue être restée dans les parages quelques temps. Kain avait sûrement raison, je m’étais attachée à lui. J’ai dû être sa fille et il a dû être mon père pour quelques années.
Puis j’ai lâchement obéis, le laissant seul. Et même si mes pas m’amenaient résolument vers cette école, j’ai erré jusqu’à en perdre la notion du temps. Cela n’allait pas arranger ma maudite mémoire. Toutefois, une fois arrivée, le changement de décor était radical. Éblouissant, voire même aveuglant. J’ai continué ma errance peut-être pour voir en quoi cet endroit pouvait-il être mieux que là où j’étais avant. Et cette ville de héros et légendes me laissait perplexe… Pouvais-je réellement croire que les choses allaient changer ici ?