J’entends. J’entends mon souffle, légèrement saccadé. Je ne quitte pas mon adversaire des yeux, les poings enserrés dans des bandages. J’attends sa prochaine offensive. Les secondes s’enchaînent, mais aucun de nous ne semble se décider à bouger. Mes nerfs semblent faits d’acier. Je m’appelle Johan, j’ai 19 ans, et je viens d’entrer dans l’armée.
Je suis née dans une famille nombreuse, mais je n’ai jamais été très proche d’eux. Que ce soit mes parents ou mes frères et sœurs. D’après mon entourage, j’ai un problème. Je ne ressens rien, ou presque. Les sentiments tout ça, je ne comprends pas très bien. On ne peut jamais deviner mes actions, parce que pour certains elles ne sont pas logiques. J’ai terminé le lycée même si je ne m’y sentais pas à ma place. J’avais des notes moyennes partout, sauf en sport. C’est peut-être pour ça que j’ai décidé de m’engager dans l’armée. Parce que là-bas, on se moquait de ce que je ressentais.
Il attaque. Fort. Son poing frôle mon épaule mais je parviens à me baisser juste à temps. Je balance ma jambe en avant, lui faisant perdre l’équilibre. Il s’écroule de tout son long en arrière, j’en vois quelques un rire sous cape. Perdre face à une fille, trop nul ! Je m’ennuie un peu. J’ai hâte qu’arrive le moment où ils ne me sous-estimeront plus. Qu’ils mettent toutes leurs forces dans le combat.
Et puis il arrive. Il semble un peu frêle par rapport aux autres, mais quelque chose dans son regard me dit de me méfier. Ce combat ne sera pas comme les autres. C’est à ce moment-là que je sens ma gorge se nouer, alors que ça ne m’était jamais arrivé auparavant. J’ai du mal à respirer. Mais je place tout de même mes poings devant moi, prête à relever le défi. Peur, appréhension… Je ne sais pas trop. Quoi qu’il en soit, lorsque le combat commence, je suis décidée à ne pas perdre.
***
« Aaaaaïeuh ! »
« Arrête de geindre, on dirait un bébé… »
J’enlève la compresse imbibée d’alcool de mon propre bras, me demandant pourquoi il sourit comme ça. L’infirmière est en train de s’occuper de lui et il n’arrête pas de se plaindre depuis tout à l’heure. Moi je dois m’occuper de mes éraflures toute seule et je n’en fais pas tout un plat… Mais il aurait dû mal prendre cette remarque, logiquement. Alors pourquoi il sourit ? L’infirmière finit par s’en aller, sûrement pour se charger de quelqu’un plus blessé que lui, et il me dit :
« Ça s’appelle "extérioriser", tu connais ? AOUCH !! »
Le « aouch », c’est moi qui vient de lui mettre une nouvelle compresse au niveau du coude. Et pas tout en douceur. Pour moi, ce n’est qu’un bébé. Un bébé qui m’ennuie. Et pourtant… Pourtant aucun de nous n’a gagné. Je serre les dents, de rage je crois. Le combat a duré longtemps, mais aucun de nous n’a flanché. Il m’a atteint au visage, sur la joue gauche. J’ai un hématome, tout violacé. Mais je lui ai coupé la lèvre, alors je crois pouvoir dire qu’on est quitte.
Il a fallu nous séparer à un moment. Parce qu’aucun des deux n’aurait gagné. Mais aucun n’aurait abandonné non plus. Je reste pensive un instant, tapotant un peu plus délicatement sa joue avec la compresse. Je me demande si c’est pour ça que j’ai ressenti cette… « peur ».
« Eh. Tu dors ? »
Je sors brusquement de mes pensées, remarquant que ses yeux sont plongés dans les miens. Je m’écarte un peu brutalement, surprise.
« Non. »
Et puis je sors. Qui est ce type ? Pourquoi est-ce qu’en sa compagnie je me mets à… à ressentir des choses ? Je n’ai jamais, jamais…
« … Ah. Je suis paumée. »
***
Je sens. Cette odeur abominable, à laquelle je suis confrontée depuis mon arrivée ici. Des années. Je suffoque un instant avant de m’y habituer un minimum, marchant à grands pas dans le vestiaire. Je me suis faite à être entourée presque uniquement d’hommes toute la journée, mais l’odeur c’est quelque chose quand même.
« Johan, vire de là ! C’est le vestiaire des mecs, merde ! »
Je les entends râler, mais je fais comme si de rien n’était. Je sais bien qu’au fond ils s’en foutent, c’est pas comme s’ils enlevaient leurs caleçons. Maintenant ils savent que je suis vraiment forte. Que ce n’est pas parce que je suis une femme que je ne sais pas me battre. Ils ont même tendance à ne plus me considérer comme une femme, mais passons.
« Toi là. Tu me dois un service. »
Je me suis arrêtée en face de lui, alors qu’il s’apprêtait à remettre son T-shirt. Celui que je n’ai jamais réussi à battre. Il se dépêche de se rhabiller avant de répliquer d’un air bougon :
« Tu peux attendre que je sorte du vestiaire, tu sais… ? »
Je lui fais signe de me suivre, ce qu’il fait sans poser de questions, attrapant ses rangers au passage. Une fois dans le couloir, je reprends notre discussion pendant qu’il enfile ses chaussures.
« La dernière fois, j’ai accepté de nettoyer le réfectoire à ta place le midi. Maintenant c’est à ton tour de me rendre service. Tu prends mon service à la cantine de demain midi. »
« Eeeet… Je peux savoir pourquoi ? »
Je reste un moment silencieuse. J’ai envie de lui en parler mais… Je n’en ai pas le droit. Je pose mon doigt sur mes lèvres, murmurant :
« Secret défense… »
Et puis je tourne les talons, le laissant là. Je me retourne brièvement une fois arrivée à l’angle du couloir. J’ai l’impression que mon cœur s’arrête pendant une microseconde. Parce que, devant la porte du vestiaire, il est en train de rougir.
***
« Vous êtes certaine de ce que vous faites ? Vous savez les risques que vous encourez, vous ne pourrez pas revenir en arrière. »
Je n’ai pas peur. Je ne ressens rien, comme d’habitude. C’est une décision que j’ai prise, pour mon pays et ses citoyens. C’est donc d’une voix forte que je réponds :
« Oui. J’accepte. »
Ils me font signer des papiers et me disent de revenir le lendemain pour commencer la série d’examens avant…
« Toi ! »
Je heurte le mur douloureusement, avant de me tourner vers mon « agresseur ». Il a les yeux luisants de rage, et je sens mon cœur se serrer. Mais je ne montre rien, comme toujours.
« Tu n’étais pas obligé de me pousser… »
« Ah oui ? En ce moment tu fais tout pour m’éviter, je sais très bien que tu m’aurais ignoré. »
Colère. Colère dans sa voix, colère dans son regard. Et ça me fait mal. J’ai envie de fondre en larmes et de tout lui raconter. De lui demander pardon. C’est trop dur de lui mentir, c’est trop dur. Et pourtant, je ne pleure jamais.
« … »
Ma voix ne sort pas. J’ouvre la bouche, mais aucun son n’en sort. Qu’est-ce que je pourrais bien lui dire de toute manière ?
« Dis-moi. Ne garde pas tout ça pour toi. »
Mes lèvres tremblent, sans que je parvienne à les contrôler, alors je les cache avec ma main. Pourquoi est-ce qu’il fait ça ? Ça l’amuse de me torturer ?
« Je… Je… »
J’ai du mal à respirer. Tout ça, c’est de sa faute.
« C’est de ta faute, tout ça c’est de ta faute ! Arrête de… Arrête de me rendre aussi faible ! »
Il serre les dents, et puis il m’entraîne à l’écart. Alors que je pleure toutes les larmes de mon corps. Ce soir-là, on ne mange pas. Ce soir-là, je lui raconte tout. Les expériences, le traitement qu’on me fait prendre, le projet d’amélioration corporelle. Ce soir-là, il m’écoute jusqu’au bout, jusqu’à ce que je tombe d’épuisement. Ce soir-là, je comprends qu’il ne me rend pas faible. Il me rend humaine.
***
Je le vois. Je le vois allongé à côté de moi. Il est resté, même après que je me suis endormie. Alors qu’il n’a pas le droit de rester dans le dortoir des filles. Alors qu’il risque de se prendre une corvée de patates. Je me redresse lentement, frottant mes yeux rougis par les larmes. Je n’ai pas l’habitude de pleurer, ça pique. Je passe ma main sur son front, fais le contour de son visage, doucement.
« … Ça chatouille. »
Je retire vivement ma main, comme si je m’étais brûlée. Il ouvre les yeux en souriant, fier de m’avoir fait peur. Cet imbécile ! Il se redresse, semblant surpris.
« Mais… Tu rougis ? »
« Hein ? … Non, pas du tout. »
« Si ! Si, tu rougis ! »
« Mais non j’te dis ! »
Je sens mes joues qui chauffent de plus en plus et, en dernier recours, je lui balance mon oreiller à la figure.
***
« Pardon ? »
En réalité, j’ai très bien entendu. Le médecin doit le savoir, et pourtant il répète patiemment, comme si c’était pour lui un phénomène naturel. On refuse de se dire que c’est vrai. On préfère penser qu’on a inventé ce qu’on a entendu. C’est impossible.
« Le traitement est efficace, mais on voudrait aller encore plus loin. Vous allez subir une opération visant à accélérer le processus. »
« … »
« Ça va aller ? »
Je sais qu’il ne s’inquiète pas vraiment pour moi. C’est juste pour que je réponde plus rapidement. Alors mon regard se fait plus dur, je redeviens un robot. Et je réponds.
« Oui. »
***
Ce que je mange n’a pas de goût. J’en reprends une bouchée, mais je ne sens rien une fois de plus. Il est assis en face de moi, et je vois bien qu’il s’inquiète. Il est même plus inquiet que moi. L’opération est dans trois heures, je vois son regard se diriger sans cesse vers la pendule de la cantine. Comme si les secondes défilaient dans ses yeux.
« … Tu devrais manger un peu. Histoire de pas tomber dans les pommes ! »
Il rit, mais son rire sonne faux. Je me redresse et pose ma main sur ses lèvres.
« Ne te force pas à sourire. Ça ne me rassurera pas. »
Alors son sourire disparaît. Et moi, j’ai envie de m’enfuir. Je me lève, attrapant mon plateau encore presque plein.
« Je vais y aller, j’ai besoin d’être un peu seule. »
Je reprends, un peu plus bas pour que les autres n’entendent pas :
« Dès que l’opération est terminée, je viendrai te voir. Promis. »
Ce que je ne dis pas, c’est que je peux très bien ne jamais revenir. Cette promesse n’est qu’un mensonge au final. Mais il ne dit rien. Je ne sais pas s’il y croit ou non. Je lui fais un signe de main et je m’en vais. Je suis dans le brouillard. Alors pourquoi ma main tremble lorsque je pousse la porte ?
***
Cinq mois ont passé. Je suis au point d’observation d’une zone catégorisée dangereuse, on a jugé qu’il était encore trop tôt pour que je me retrouve sur le terrain. Je me souviens encore du moment où je me suis réveillée de l’opération. Un moment plutôt éprouvant. Sans parler de la douleur qui irradiait ma nuque, mes sens exacerbés me faisaient souffrir. Je suis restée une semaine sans pouvoir me lever, sans oser ouvrir les yeux, un masque posé sur le bas de mon visage pour atténuer les odeurs et des bouchons dans les oreilles. Petit à petit, je m’y suis habituée. Il arrive encore que je perde le contrôle, mais jamais tous mes sens en même temps.
Dès que j’ai été en mesure de me lever, je suis allée le voir. Il était assis, tout seul dans le dortoir. Ce sont les autres qui m’ont dit où il se trouvait. Apparemment il se sentait pas bien depuis une semaine. Il passait son temps à broyer du noir, lui qui d’ordinaire était toujours optimiste. Lorsqu’il a levé les yeux vers moi, j’ai eu l’impression d’être un fantôme. Une apparition. Ça se voyait qu’il n’osait pas bouger. Peut-être avait-il peur que, d’un simple geste de sa part, je m’évapore. Alors je me suis approchée de lui. J’ai murmuré « Je suis là » doucement, et j’ai posé mes lèvres sur les siennes. Il a pleuré, je me souviens. Un vrai bébé.
J’observe le radar, mais il n’y a rien. Pas d’âme qui vive à part lui et les autres soldats dépêchés sur place. J’essaye de le voir, mon Amour, à l’aide de mon pouvoir franchement acquis. Mais rien à faire, il refuse de se déclencher. Je soupire, résignée, retournant aux petits points affichés sur l’écran du radar. Et puis j’entends un son. Un son régulier. Je fronce les sourcils, rapprochant le radar de mon oreille pour vérifier s’il vient de lui, mais je n’entends qu’un grésillement de sa part.
Bip. Bip. Bip. Le son s’accélère, et les battements de mon cœur aussi. J’ai un mauvais pressentiment. Je me lève subitement.
« Chef, il se passe quelque chose de pas norm- »
BOUM. Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase. Mes jambes tremblent mais je parviens malgré tout à me tourner vers la zone. Un panache de fumée s’élève de plus en plus haut. Ça s’agite autour de moi, on donne des ordres à tout va, c’est un peu la panique même si personne ne veut l’admettre dans cette armée parfaitement organisée. Mais moi, moi je n’entends plus rien. Je lâche le radar et je cours.
On doit me crier dessus, me dire de revenir, mais rien ne peut m’arrêter. Je ne sais même pas comment je fais pour me retrouver sur les lieux de l’explosion. J’emprunte une voiture ? Une moto ? Un hélico ? Je cours tout du long, avec la force du désespoir ? Je ne sais pas. Je sais juste qu’il est là. Les autres aussi, bien sûr, mais je ne vois que lui. Sa peau est déjà froide lorsque je prends sa tête entre mes mains. Une partie de son visage est brûlée et ses yeux regardent dans le vide, mais je refuse de croire qu’il est parti.
« Eh, Phil... Tu dors ? »
Ma voix tremble mais je ris, comme il riait la première fois qu’on s’était retrouvés à l’infirmerie. Et pourtant les larmes roulent le long de mes joues. Il m’a appris à ressentir. J’ai appris la joie, mais aussi la tristesse.
« Phil… Si tu n’avais pas été là, jamais je n’aurais eu aussi mal… »
Je pleure, je pleure, comme un bébé. Je sanglote, et je comprends ce qu’il a pu ressentir pendant toute cette semaine où je ne revenais pas.
« Je te déteste Phil ! Je te déteste !! »
Et je répète son prénom, encore et encore. Je ne l’avais jamais prononcé avant. Bizarre, hein ? Je l’appelais toujours « Toi ». Ou alors je l’interpellais. Mais jamais nous ne nous étions appelés par nos prénoms. J’aurais tellement voulu entendre mon prénom dans sa bouche. Et ce n’est que maintenant que je m’en rends compte.
J’entends les secours qui arrivent, mais c’est trop tard. Je m’en veux. Si j’avais entendu la bombe plus tôt, il serait peut-être encore en vie. A quoi ça sert d’avoir un pouvoir si on ne sait pas l’utiliser correctement ? Je récupère la plaque qu’il portait autour du cou, la serrant fort dans ma main, jusqu’à en avoir mal. Et puis on l’enlève à moi, on l’emmène loin. Et je sens comme un grand vide.
***
Je regarde la ville qui s’étend devant mes yeux. Cela fait bien longtemps que j’ai quitté l’armée. On m’a réprimandée, parce que j’avais abandonné mon poste sans autorisation. Je voyais qu'ils avaient peur de moi. Après qu'on ai emmené le corps de Phil, je m'étais mise à muter de manière étrange, ils avaient été obligés de m'enfermer dans une cellule jusqu'à ce que je retrouve mon calme. Et ils n'étaient pas sûrs de pouvoir gérer l'une de mes crises une nouvelle fois. Alors j’ai demandé à partir. Au départ ils ne voulaient pas, parce que j’étais l’objet d’une expérience et que je pouvais être dangereuse si je perdais une nouvelle fois le contrôle. Ils ont fini par conclure que je serais plus utile en ville, en solo, avec la vague de criminalité à laquelle il fallait faire face. Sous étroite surveillance de l’armée, bien évidemment.
J’ai appris à contrôler mon don. Je pense à toi chaque jour, ça m’aide à avancer. Je me dis que, si à ce moment-là j’avais su tout ce que je sais aujourd’hui, je t’aurais sauvé. Alors je sauve d’autres personnes à ta place. Je me torture, je me fais du mal. Mais sans ça, je resterais sans bouger. Amorphe. A peine un robot. Une machine cassée. Alors je préfère souffrir et avancer. En attendant de te retrouver.
J’ai sauvé des gens, beaucoup. Bien trop pour que je puisse les compter. Je voulais rester dans l’ombre, mais j’ai commencé à être trop célèbre pour ça. Un jour, on m’a demandé de faire partie des Légendes. Et je me suis dit que tu aurais été fier de moi. Alors je suis entrée dans la lumière, aveuglante, étouffante.
Peu de gens savent combien il y a de tristesse en moi. On me prend pour quelqu’un de froid et distant, quelqu’un de classe même pour certains. Jusqu’à ce que ton souvenir se fasse trop douloureux pour que je puisse faire semblant encore.
Un jour, je vais mourir. Et j’accueillerai ce moment comme un ami. Je franchirai la porte, et tu seras là en train de m’attendre. J’espère. En attendant, je vais faire en sorte que ma vie n’ai pas été vaine. Pour toi. Amour.