Les rues étaient animées, aujourd’hui. Il y avait foule en ce samedi ensoleillé, prompt aux bonnes nouvelles. Prise d’une envie soudaine d’aller me dégourdir les jambes en dehors des appartements de Liam, je m’étais glissée à l’extérieur, en prenant bien soin de ne pas paraitre trop voyante pour les autres hommes et femmes. Il ne fallait pas que j’attire l’attention ; autrement, je risquais de provoquer des ennuis à son ami et « tuteur », ce que je ne voulais pas.

Cette époque troublante regorgeait de mystère que je n’avais pas encore eu l’occasion de savourer ou même d’observer, tout simplement. J’avais encore mille choses à apprendre, et encore, j’étais prête à parier que ma vie entière ne saurait me remettre sur le droit chemin de cette mascarade temporelle. Tout me paraissait démesurément grand et irrespectueux du genre humain. Bien des choses me rebutaient, ici. Parfois, le soir, lorsque mon seul allié était profondément plongé dans les vertus de la Déesse du Sommeil, je me laissais aller à regretter ma vie d’autrefois ; celle à laquelle j’appartiens.

Je me posais très souvent la question de savoir comment avait réagi les miens, concernant ma disparition. Je ne le saurais probablement jamais, ma Tribu n’étant pas répertoriée dans les volumineux ouvrages historiques comme étant encore existante. Quelques larmes perlaient à mes yeux, quelque fois, oui. Je ne le nie pas, je suis très faible.

Liam m’a expliqué qu’ici, et comme partout autour du monde, des individus porteurs de « pouvoirs » sont devenus très nombreux. Ils sont tous différents mais leurs prodiges sont sans égal. Lui-même était l’un de ces gens-là ; En revanche, je ne me suis jamais arrêtée à lui poser la question exacte concernant son don. Peut-être le ferais-je, un jour, lorsque j’en aurais le courage. Car ma plus grande hantise restait qu’il ne me rejette, lui aussi. Il était mon seul point d’ancrage et je ne saurais le remercier pour tout ce qu’il m’a apporté jusque-là.
D’ailleurs, je me mis à chercher pieusement une façon de transmettre ma gratitude à mon logeur, autrement que par les mots. Qu’est-ce qui pourrait bien lui faire plaisir ? Je devais bien avouer que je ne le connaissais pas plus que ça, bien malgré moi. Ainsi commença une réflexion acharnée sur ce propos.

Mes tergiversions se perdirent bien vite dans les limbes de mes pensées lorsque de la musique vint se perdre jusqu’à mes oreilles. Curieuse, je m’approchais alors, souriante, d’une petite foule qui venait de se former. Les badauds applaudissaient de jeunes musiciens pour le moins talentueux, se donnant en spectacle dans la rue, à la vue de tous. Très exaltée par cette idée, mon corps brulait d’envie de s’enivrer de chaque note pour la faire sienne. Je voulais danser. Il y avait largement la place devant cet attroupement miniature.

Me faufilant entre les spectateurs, je finis par être de nouveau libre de mes mouvements et me laissait emportée par cette musique, aux rythmes de mes muscles qui s’exécutaient alors sen un gracieux ballet. Tout le savoir-faire de danseuse sacrée que m’avait transmis ma mère était ici décanté pour le plus grand plaisir des observateurs.

Je ne pensais pas, cela dit, que l’un d’eux finirait par devenir plus particulier à mes yeux qu’il n’y paraissait au départ.

Mes pied se laissaient volontiers guider par un étrange instinct dont je n’aurais moi-même guère su déceler l’origine. Je dois dire que la seule chose qui m’importait en cet instant, c’était de continuer ma danse. Voilà une éternité que je ne m’étais plus ainsi dépensée de la sorte, pour le plaisir à la fois de mon corps et des yeux des spectateurs. Il est vrai, l’ambiance changeait radicalement de celle des feux de camps de mon village natal, mais je prenais tout de même ce ressenti d’une bonne augure. J’entendais les musicien, derrière moi, s’interroger sur ma personne. Comment étais-je arrivée jusqu’ici ? Qui étais-je ?
Comment faisais-je pour si bien danser ? Ma foi, c’est diligemment que j’aurais accepté de leur répondre, mais pas maintenant. Pour l’heure, je préférais largement me perdre dans les mélodies fantasques et rythmées délivrées par leurs instruments, tous si variés et originaux.

Ma chevelure sombre voletait dans mon sillage, je la sentais retomber dans mon dos, simplement couvert du tissu d’une robe offerte par mon premier ami de cette époque. Heureusement, mon serre-tête floral empêchait de rebelles mèches de retomber dans mes yeux, ce qui aurait pu gêner ma vue et donc mes mouvements par la suite. Je dois bien l’admettre, je commençais à bien m’amuser, ici. Ma famille me manquait atrocement, c’était là un fait avéré, mais j’avais ce sentiment d’apaisement tout particulier, lorsque je me perdais dans de telles pensées. Mon cœur guérissait petit à petit de cette séparation, quand bien même je ne perdais mon objectif de retour de vue.

Entrainée par les badauds qui m’applaudissaient –et me laissait de plus en plus de place pour danser en s’éloignant quelque peu – je m’offris la lubie de chanter en même temps. Il s’agissait de diatribes Natchez, qui se mariaient absolument avec tous les types de musiques et de danses, comme aujourd’hui, par exemple. Il était fort peu probable que quelqu’un comprenne quoi que ce soit à mes paroles, mais qu’importe, ainsi s’évacuaient ma frustration et mes noirs sentiments. Je me sentais voguer dans un tout autre univers, si bien que ma tête m’aurait presque tourné si je n’étais pas resté concentrée au maximum. Après tout, j’étais la fille du bras-droit de mon village, il était donc normal que je prenne sur moi en sachant poursuivre la cadence présente.

Puis, mes grands yeux bleus se figèrent, juste une petite seconde. Dans cette foule compacte se trouvait un homme. Je cru, au départ, qu’il s’agissait de Léon, mon ancien mari abattu vicieusement par les traitres du Fort Rosalie. Il n’en était rien, toutefois ; cet homme-là était bien plus grand que mon défunt mari. Seule la teinte de leurs chevelures se confondait. Rien de plus. Rien de moins. Même le visage n’avait rien de semblable à la douceur naturelle qu’avait obtenu celui de Léon à la naissance.

L’inconnu ne m’effrayait pas, mais je sentais comme une aura de tristesse émaner de lui. Je n’aimais pas ne pas pouvoir aider ceux qui étaient dans le besoin. Lui, même s’il ne le montrait pas, paraissait beaucoup souffrir ; je le sentais parfaitement jusqu’à bout de mes ongles. J’eux alors une bien audacieuse idée. Me dirigeant vers lui – toujours en déambulant gracieusement- je m’autorisais à prendre l’une de ses mains entre les deux dextres chaudes pour lui demander, en souriant ;

« Voulez-vous dansez avec moi ? »

Lorsque j’allais fort mal, plus jeune, c’est bel et bien ainsi que ma mère guérissait mes mauvais chagrin. J’osais alors espérer avoir atteint ne serait-ce que le dixième du savoir de cette femme m’ayant mise au monde ; il m’aurait été extrêmement utile, je le devinais déjà.

Je ne pouvais être davantage ravie qu’en cet instant. Les gens nous encourageaient, les musiciens et moi-même, pour notre prestation commune et totalement improvisée. Les claquements de leurs mains les unes dans les autres me faisaient vibrer d’un bout à l’autre de mon unité. Je sentais mon sang qui fouettait mes veines par sa vitesse et sa fougue, transportant l’adrénaline jusqu’à mes poumons et mon cœur pour que je continue sans cesse ces mouvements que j’affectionne tant ; encore et encore. De plus, bien loin d’être rebutés par mon chant aux paroles incompréhensibles pour leurs oreilles, ils laissaient la douceur de mes vocalises les guider sur le chemin de la gaieté. Certains essayaient même de m’imiter en mimant des bribes de mots avec leurs lèvres. Comblée, je n’aurais su l’être davantage.

Mon sourire, que je ne pensais pas être capable de s’agrandir plus qu’il ne l’était déjà, doubla de volume sans même que je ne m’en rende compte immédiatement. C’est en entamant un demi-tour sur moi-même que je vis mon reflet dans l’une des vitres de l’immeuble devant lequel je m’exaltais avec une joie infinie. La sérénité me gagna alors et je me sentis presque nostalgique en me souvenant des même pas enchainés devant un feu de camp familial, il y a quelque temps, déjà…
Mais cette tristesse n’avait aujourd’hui pas sa place autour de moi. J’avais la sensation de faire machine arrière dans mon propre monde, et quelque part, c’était vivifiant. Revigorant, tout comme le courant fort de la rivière sur la peau. Ce que cette sensation peut me manquer, parfois. Passons.

Le sympathique damoiseau que j’avais été cherché dans la foule était bien plus grand que moi. Pour autant, je n’étais pas apeurée. Impressionnée, certes, car j’avais mal accusé sa hauteur parmi les autres individus de cette foule, mais la crainte n’avait pas posé ses empreintes sur moi. Au contraire, même, quelque part, j’étais rassurée qu’il soit prêt de moi. Ainsi, tout comme à l’époque de Léon, je me sentais comme protégée. Cette sensation m’était devenue si étrangère dans ce monde actuel occidental que la retrouver d’un coup, au bras d’un parfait inconnu illumina mon regard, bien que je ne pus le voir par mes propres moyens, cela va sans dire.

J’entends des filles indélicates m’appeler « girafe ». Je me demande bien pourquoi. Je ne les regarde pas. J’ignorais, à ce moment-là, que c’était employé à titre péjoratif envers ma personne et ma « grande taille », soi-disant. Non, sur le moment, je m’étais dit que si c’était là la manière dont elle me définissait ; comme étant une girafe et bien soit, je serais la girafe sachant le mieux danser au milieu des badauds rassemblés ici-bas.

Mon nouvel acolyte m’informa qu’il ne savait danser que les danses de salon. Je ne me formalise pas, je ne sais pas trop de quoi il s’agit, pour dire vrai. Léon m’en avait déjà parlé mais jamais il n’avait tenté de m’y initier, nous avons toujours eu d’autres projets plus importants pour qu’il m’enseigne davantage à ce propos. Je me sentais ridiculement ignorante, tout à cause, ce qui transcenda sans doute sur mon visage, pendant un tout petit instant. Je me repris bien vite, il n’est jamais trop tard pour apprendre, après tout.

« J’ignore de quoi il s’agit, Monsieur ; m’apprendriez-vous devant l’assistance ? »

Toujours être douce et délicate dans les paroles, c’est ce qu’il restait de mon éducation française après tout ce temps.

I'm saying la la la la la ~:

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Cet homme était d’une douceur qui se trouvait bien aux Antipodes de ce que laissait entrevoir sa nature première. Malgré son imposante stature, je savais que lui, sans doute plus qu’un autre, ferait attention de ne point me faire de mal dans cet exercice improvisé. Il m’expliqua avec une précision infinie la manière dont je devrais m’y prendre pour danser avec lui selon les préceptes des arts du salon. Je ne m’en formalisais pas et avais, au grand contraire, bien hâte de commencer à apprendre. Je me rappelais que Léon, mon défunt mari, m'avait déjà parlé de ce genre de choses, par le passé. Toutefois, il ne s’y rendait que rarement, prétextant revenir chaque fois plus tôt à notre résidence car il s’ennuyait parmi ces « hommes et femmes débauchés » qu’il disait. En soit, j’étais plutôt flattée de voir que mon compagnon préférait ma présence à celle de ses semblables, mais je n’avais jamais pu m’empêcher de m’interroger.

Pourquoi ?

En quoi ces danses pouvaient-elles être ennuyeuses ? Je démarrais tout juste l’apprentissage et je ne pouvais empêcher mes lèvres de s’étirer en un beau sourire, que j’espérais communicatif. Je m’appliquais à suivre les consignes de mon partenaire lorsque mes agapes bleutées rencontrèrent celles des musiciens, un peu désemparés.

« Jouez selon votre humeur. »

C’était le seule conseil que je pouvais leur donner. Souvent, la musique sortant directement du cœur est la plus belle et la plus agréable qui soit. Ainsi ils commencèrent leur joyeuse cacophonie. Elle ne fut pas immédiatement bien accueillie par le public, mais dès lors qu’ils se synchronisèrent tous, ce fut un superbe ballet à écouter sans modération. Immédiatement, je me tournais vers mon binôme et lui adressais à lui aussi un rictus débordant de joie.

« Cette musique conviendrait-elle à votre art, Monsieur ? »

Je restais très polie et onctueuse dans mes paroles. C’était ce que Léon m’avait toujours apprit et je me devais de respecter ces petites règles de bonne conduite afin d’honorer sa mémoire et ne jamais l’oublier. Parfois il me manquait. Quand bien même je ne l’aimais guère d’amour, sa compagnie était très souvent réconfortante pour la petite indienne que j’étais.

J’attirais l’homme avec moi, tout en douceur, au centre de la piste, afin de débuter concrètement la mise en application de ce savant apprentissage corporel. Son parfum était très présent, comme s’il allait me dévorer ; comme si je faisais face à un prédateur attendant l’occasion ultime de me dévorer d’un seul coup de dents bien placé. Je retins avec difficulté un frisson et fermais les yeux un instant alors que le soleil dardait mon visage par-dessus l’épaule de mon acolyte. Le ravissement était à son summum, j’avais l’impression de ne pas avoir pris le temps de me délasser ainsi depuis très longtemps.

Nous avions dansé tant et si bien que je n’avais même pas fait attention aux heures ayant glissées sur le cadran de la journée, permettant ainsi à chacun d’aller vaquer plus avant à ses occupations. La foule se dissipait lentement mais surement. Je dois dire n’avoir commencé à prendre conscience de tout ceci que lorsque j’ai ressentis des fourmis dans mes tibias, signe que je m’étais vraiment beaucoup dépensé en peu de temps. Mes mouvements s’arrêtent alors. Ce fut un plaisir de déambuler aux côtés de cet homme que je ne connaissais pas il y a encore une poignée d’heures. Mon sourire ne me quitte pas et je sens désormais qu’il ne fondra guère par la suite. J’étais ravie d’avoir pu apprendre en m’amusant une nouvelle sorte de danse qui me permettrait, sans doute, de partager encore plus de rires et de joie avec mon …frère, Liam.

Je pensais à lui, maintenant. Il ne fallait pas que je tarde trop à rentrer ou il allait s’inquiéter, comme d’habitude. Difficile de croire que je suis plus âgée que lui dans ces conditions, il prend si bien soin de moi depuis que je suis arrivée dans cette époque que l’on pourrait facilement penser qu’il est l’ainé alors qu’en réalité il n’en est rien. J’entends la voix suave de mon homologue qui me parle encore tandis que je me détache de lui. Il me propose de me raccompagner ou d’aller manger quelque part… Je dois dire que j’ai encore un peu trop d’appréhension pour accepter ce genre d’invitation sans une certaine aura de méfiance. Ce n’est guère contre lui, je me doute bien qu’il est sans doute très gentil – et cache je le sais bien des blessures en son cœur, cela se voit sur son visage – mais tout dans ce monde l’effraie encore bien trop pour que je m’y déplace librement. Et puis Liam pourrait vraiment se faire un sang d’encre si je ne rentre pas rapidement.

« Je vous remercie, mais je peux rentrer par mes propres moyens. Au fait, quel est votre nom ? »

Maintenant que je le regarde de plus près, il a un magnifique visage bien sculpté, mais il demeure très différent de Léon, mon défunt mari. Les traits de cet inconnu sont bien plus marqués et masculins, sans aucun doute possible !

« Je me prénomme Lulu ! »

J’avais parlé avec un certain enthousiasme, car j’aime vraiment parlé avec d’autres personnes. Le contact me plaît énormément.
Mais le rêve prend fin alors que j’entends, au loin ; « Police ! Arrêtez-vous ! »
Je prends peur et, après avoir pris une dernière fois les mains de mon nouvel ami dans les miennes, lui dit ; « J’espère que nous nous reverrons un jour ! », le tout accompagné un nouveau sourire. Et je m’enfuis, en tandem avec les musiciens qui avaient jusque-là accompagnés mes pas. Je savais par mon nouvel entourage qu’il était illégal de jouer de la musique dans certains endroits de la ville. Pourquoi ? Je n’en avais pas bien saisis l’ensemble, je dois dire, mais cela me peinais. Beaucoup. La musique est si belle, pourquoi la museler ? Je n’eus pas le temps de me poser trop de questions, il fallait vraiment que je rentre maintenant, avant de me faire attraper.

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