Je m'approche d'une affiche, le titre a éveillé ma curiosité. Comme si j'avais quelque chose à voir avec ça.
Je lis silencieusement les lignes, avec un certain désarroi :

"Extraits du journal intime d'Elisabeth Carter, condamnée pour sorcellerie :


«Le 13 Juillet de l'an de grâce 1705.
Aujourd'hui, c'est avec joie que je fête mon dixième anniversaire, le premier dans ce pays lointain qu'est l'Amérique. Père m'a offert ce joli carnet en cuir noir, et je lui en suis véritablement reconnaissante car je sais oh combien il a dû lui être dur de le payer, avec les difficultés financières que nous connaissons.
C'est pourtant ces raisons-là qui nous ont fait quitter notre mère Patrie, l'Angleterre, afin de connaître des jours meilleurs. Mais je dois avouer que cet endroit, Salem Village, m'effraie.
Les gens sont étranges, ils sont habités par la crainte du surnaturel, et agissent donc en conséquence. En brûlant des soit-disant sorcières par exemple. Ici, tout est gris et noir, l'atmosphère est lourde et brumeuse, et on sent une odeur de putréfaction et de mort à chaque recoin de la ville.
Père va travailler tous les matins, il travaille dans une auberge, et moi je reste seule dans la petite maison exigüe, la seule que nous puissions nous payer, où je suis en quelque sorte condamnée à vivre, avec pour seule compagnie les quelques poupées en bois qu'une âme bienveillante m'a offert lors de notre voyage en bateau.
J'ai faim. Mais surtout, j'ai peur. Je suis en quelque sorte possédée par la terreur que des évènements funestes vont arriver, et ma seule envie est de fuir, fuir loin de ce village maudit. Chaque matin en me levant, je me dis que je partirai, et chaque soir en me couchant, je me rends compte que je suis finalement restée. Je ne fais pas ça pour moi, mais pour mon père, je dois être présente à ses côtés, je me dois d'être forte.
[…] »


«Le 29 Novembre de l'an de grâce 1707.
Ce matin, j'ai assisté avec peine aux funérailles de Père. Je ne peux réaliser qu'avec la disparition de mère, morte en couche lorsque j'étais petite fille, je suis à présent seule et orpheline dans ces terres inconnues. Je savais pourtant qu'on ne peut guérir de la peste.
Mais je dois être forte, je ne dois pas me laisser abattre. Même si je suis réellement effrayée de devoir vivre à présent dans la solitude, sans personne pour m'aider et me soutenir.
Je sais que le voisinage s'étonne que je ne sois pas à la recherche d'un époux, qui pourra satisfaire mes besoins les plus primaires. Mais je n'en veux pas, pas encore.
J'essaierai de me nourrir de baies et de racines que je pourrais trouver dans les bois. Et je mangerais des rats aussi, en hiver. Cela ne devrait pas me déranger, je le fais déjà régulièrement. Mais ce qui est triste, c'est que je ne pourrais plus me payer les pâtisseries que Père m'achetait lorsque nous sortions de l'église.
C'est en ces instants que je me maudis d'être née fille. Ah ! Comme la vie me serait plus simple si je serais un homme ! Je pourrais travailler, me faire un peu d'argent. Et surtout je serais libre, libre de faire ce qu'il me plairait. Et j'aurais pu être bien plus utile à Père que je ne l'ai jamais été... Père... qu'il m'est dur de vous savoir loin de moi à jamais... j'espère que vous vivez heureux à présent, auprès de Dieu...
[…] »

«Le 19 Décembre de l'an de grâce 1717.
Je ne peux y croire ! C'est tellement...absurde ! Me condamner à mort, pour la simple raison que je me trouvais en forêt la nuit... La mentalité des habitants effraient. Pourquoi s'obstiner à me traiter de sorcière ? Je n'en suis pas une pourtant, j'en suis sûre ! Enfin, de toute façon, quelle importance, quoique je pense, demain je serai condamnée au bûcher. Brûler vive pour un crime que je n'ai pas commis...c'est abominable.
Je passe la dernière nuit de mon existence, dans cette petite cellule où je ne peux même pas percevoir le ciel une dernière fois. Je cacherai les écrits de ma vie derrière une pierre, je désire qu'on se souvienne de moi, un jour lointain viendra peut-être où mon innocence sera catégoriquement reconnue.
Mais je refuse de mourir. Pas maintenant. Je suis prête à tout. Tout.
Hélas, on dirait véritablement que le choix ne m'est pas donné. Demain midi, je serais morte. C'est triste de perdre la vie à seulement vingt-deux années. Surtout d'une telle manière.
[…] " "

Elisabeth Carter... Je sens une larme teintée du sang que je viens de déguster couler le long de ma joue. Je l'essuie avec rage. Les démons ne doivent pas avoir de sentiments. Même en redécouvrant et en se souvenant brusquement de ce qu'ils étaient dans une autre vie. Une vie de mortelle, d'humaine. En observant la petite cellule de cette prison, devenue maintenant un lieu fréquenté par les touristes, en touchant les épais murs en pierre, je me rappelle de tout. Absolument tout. Cela c'était passé il y a environ 300 ans, il est normal que je n'en garde aucun souvenir. Du moins, je crois. Le vieil homme qui m'a vendu les billets d'entrée me demande d'un air las si j'ai bientôt terminé. Je lui lance un regard noir. Même sous ma forme humaine, je suis assez intimidante lorsque mes yeux lancent des éclairs. Il en sort quelque chose d'ancien, de dangereux, à ce qu'il paraît. Le vendeur pâlit, terrifié. Je m'approche silencieusement de lui. Je pourrais le tuer. Et ce, si facilement. Ma main saisit sa gorge. Je sens son pouls entre mes doigts. Mes sens s'agitent, je serre, de plus en plus fort. Il émet un son étouffé, qui me rappelle que je ne suis pas venue là pour ça. Je le lâche, il tombe. Son corps flasque git au sol, je pars sans lui jeter un regard.

Je gravis lentement la colline qui surplombe le village, jusqu'à me retrouver à l'endroit où je suis morte. Où Elisabeth est morte.
Je me souviens de l'odeur de fumée, de la foule méprisante, de la douleur ressentie. On m'avait grossièrement coupé ma longue chevelure, brune à l'époque. Et on m'avait humiliée publiquement, me forçant à chantonner une chanson paillarde pour finalement me frapper, à coup de fouets et de pelles. Mes os s'étaient brisées, mon sang s'était répandu. Tous criaient ce mot qui n'avait aucune signification pour eux : sorcière. Et puis est arrivée la sentence finale : le bûcher. Ma peau fondait, ma chair brûlait, mes poumons se serraient. J'ai prié Dieu de venir à mon secours. Il n'est jamais arrivé. J'ai alors invoqué le Diable, Satan. Je ne voulais pas mourir. Il m'est apparu. Je ne sais comment, ni pourquoi, mais il était là, devant moi. Il m'a dit de rester calme, qu'il m'offrirait un nouveau corps et une vie éternelle si je lui offrais mon âme, et que je suive ses ordres à la lettre. J'ai accepté.
Je ne sais pas si mes bourreaux ont vu l'apparition du Diable. Peut-être était-elle visible juste pour moi. Je n'avais plus peur. Je me suis sentie entraînée vers le fond de la Terre, peut être n'était-ce qu'une impression, je l'ignore. Je crois que j'avais fermé les yeux, puisque je ne me souviens absolument pas du voyage qui m'emmenait aux Enfers. Ce qui m'avais étonnée était que j'avais toujours mon corps. Je n'étais donc pas morte, j'avais été sauvée des flammes.
Après quelques instants de voyages, qui auraient pu être des secondes comme des heures, j'ai atterri sur un sol en pierre. L'entrée du Palais de Ténèbres. Mais je l'ignorais encore à l'époque. Un homme, grand et fort, s'était approché, et s'était présenté comme Satan en personne. Il m'a demandé si je désirais encore rejoindre son armée. J'ai redis oui. Je ne reviens jamais sur ma parole. Il m'a ensuite proposé de le servir sur Terre, étant donné que je connaissais les humains pour en avoir été une. J'ai encore une fois accepté. Et c'est à cet instant là qu'il m'a marquée. Qu'il a fait de moi un démon. Il a frôlé délicatement mon épaule, et j'ai ressenti une douleur que je n'avais jamais ressentie avant. C'était encore plus terrible que le bûcher. Mais cette souffrance, aussi étonnant que cela paraisse, me faisait du bien. Vraiment. Je suis restée quelques temps aux Enfers pour finir totalement ma transformation. Mon corps mortel devait mourir. Mes cheveux et mes yeux sont devenus noirs. J'avais des cornes, des griffes, des crocs et des ailes. Mes sens étaient aiguisés, je voyais comme un aveugle verrait le monde pour la première fois, j'entendais avec précision tous les sons qui m'entouraient, je percevais des odeurs et des goûts qui m'étaient inconnues, je sentais chaque fibre de mes vêtements juste en les frôlants. Et surtout, je possédais une force qui me fascinais.

Je quitte ce lieu à la fois étranger et familier, le cœur battant. C'est la première fois depuis mon exécution que je viens ici. Je me dirige vers l'ancienne maison du juge de la ville. Celui qui m'avait condamnée pour sorcellerie il y a 300 ans de cela. C'est ici que j'ai commis mon premier meurtre.  Et que j'ai bu pour la première fois du sang humain. C'est quelque chose qu'on oublie pas. Je contourne l'habitation pour arriver devant le petit potager. C'est à cet endroit précis que je suis revenue sur Terre. J'ai pu avec plaisir contempler mon corps métamorphosé. Des cheveux couleur neige, des yeux rouges pénétrants, une peau ivoire,  une silhouette parfaite. Je dois avouer que le voyage Terre-Enfers est assez indescriptible. Cela pourrait s'apparenter à un ascenseur, sauf que l'on passe littéralement à travers les roches. C'est assez... déroutant.
Enfin bref. Je ne savais pas vraiment ce que je devais faire ici.
Et je le vis. Lui. Mon meurtrier. Celui qui avait déclaré que j'étais une sorcière et m'avait condamnée à mort injustement. Il avait bien vieilli à présent, il était méprisant. Soudain, sans que je ne sache pourquoi, je me tenais devant lui. Il avait peur, je le sentais. Il tenait une fourche à la main. Je la lui ai arrachée, et d'une main sûre, plantée dans le cœur. Son sang se répandait au sol. Je m'étais approchée, et sans réellement me rendre compte de ce que je faisais, j'ai bu son sang. Lorsque je fus rassasiée, je repris mes esprits, et me rendis compte de l'horreur, car oui, à mes yeux c'était encore une horreur, que j'avais commise. Je crois que je m'étais cachée dans les bois pendant plusieurs semaines, refusant de croire ce que j'étais devenue. Mon Seigneur Satan me parlait à travers ma marque, qui me reliait indubitablement et à jamais à lui, me menaçait si je continuais ainsi. Mais je refusais de lui répondre. J'étais un démon, je ne m'en rendais compte que maintenant. Ce n'est qu'après quelques années passées seule, en exil, que je me suis rendue compte d'une chose. Si j'étais une envoyée du diable, ce n'était aucunement de ma faute, mais bien de la leur. Je voulais me venger. Tous ceux qui avaient contribué à mon procès,qui m'avaient humiliée et brûlée devaient connaître la mort.
Je les ai tous traqués, tous tués. On accusait l'épidémie, personne, absolument personne ne se doutait que leur victime se retournait contre eux.
Je les avais tous assassinés, mais je ressentais toujours un soif de vengeance qui me dévorait de l'intérieur. Je tuais, encore et encore, les descendants de mes bourreaux. Bien sûr, personne ne savait que j'existais, je me cachais dans l'épaisse forêt qui bordait le village, ne sortant que la nuit pour «rencontrer» un habitant. Et puis, un jour, je m'en suis prise à un enfant, blond, poupin, innocent. Je ne maîtrisais pas encore totalement mes pulsions à l'époque, j'étais toute jeune. Mais je ne m'en voulais pas. Pour moi, il ne méritais pas de vivre. C'est ce jour-là que la dernière part d'humanité présente en moi disparut.

J'inspire profondément. C'est vrai qu'humaine, je ne le suis plus vraiment. Parfois, je le reconnais, il m'arrive de faire preuve de sentiments. Comme en ce moment même. Mais c'est rare, très rare. Une fois tous les cinq ans, et encore, je suis large. Je reviens sur mes pas, et quitte les limites de la ville. C'est vrai que le paysage a véritablement changé ici. La vie a changé, pour être plus précise. Il faut dire qu'avoir pu être témoin des grandes révolutions de ce monde des trois derniers siècles, je m'en rend parfaitement compte. Bref, c'est sans importance.

Je crois que je suis restée ici, à hanter cette ville maudite pendant près de vingt ans. Et après... après, si mes souvenirs sont exacts, je suis retournée aux Enfers. Mon Maître ne voulait plus me voir déambuler sans relâche dans les rues de ce village. Il m'a envoyée en Europe. J'ai voyagé, je suis allée dans presque tous les pays, appris plusieurs langues. Et j'ai commencé à apprécier véritablement le Mal. J'ai découvert l'art de tuer, l'art de blesser, l'art de chagriner. Oui, vous l'aurez compris, à présent je ne me contentais plus d'assassiner rapidement des meurtriers par simple soif de vengeance, je choisissais mes victimes, les faisait souffrir aussi bien moralement que physiquement. Je me découvrais une passion insoupçonnée pour la douleur. Je m'amusais à créer des meurtres plus horribles et extravagants les uns que les autres. J'aimais me faire connaître de mes proies au préalable, faire qu'elles me donnent leur confiance, leur amitié, leur amour... pour ensuite les trahir. Je ne me sentais bien qu'avec les mains tachées de sang, leur sang. J'aimais surtout les torturer, voir la souffrance dans leurs yeux, déguster leur sang tandis qu'elles agonisaient... On me conviait  à des banquets, à des cérémonies, on m'appréciait, m'admirait... et puis un jour, sans que l'on ne sache pourquoi, j'avais disparu. On recherchait mon corps sans relâche, sans succès. Et je réapparaissais sous un autre nom, à un autre endroit de la planète où les habitants ne me connaissaient encore pas. Je suis obligée de retourner quelques temps aux Enfers le temps qu'on m'oublie après quelques années passées sur Terre. C'est parfois assez embarrassant de ne pas pouvoir vieillir...
J'ai aussi commencé à affecter les sentiments de ceux que je jugeais inutile de tuer. Je ne compte plus le nombre de cœurs brisés, de couples séparés, de mariages irréalisés que j'ai causés dans mon ravage. C'est assez amusant à vrai dire.

Les années sont passées, et je suis là, aujourd'hui, en Amérique. J'ai entendu dire qu'une école pour héros ouvrait ses portes, dans la ville qui voit croître les Légendes. J'ai décidé d'y aller, par curiosité. Je désirerais m'affronter à eux, pour être honnête. Satan m'a donné son accord, j'ai reçu pour mission de leur causer le plus de dégâts possibles. Je prends ça pour un défi, un jeu, à vrai dire. Commettre des crimes sous leur propre nez doit être assez excitant. Et puis, je maîtrise bien mes pouvoirs démoniaques à présent, je pourrais enfin affronter des personnes de mon niveau.

Je me transforme, déploie mes ailes, et quitte à jamais Salem Village. J'ignore pourquoi j'ai décidé de revenir ici. Peut-être pour me rappeler de qui j'étais avant. Mais peu importe, ce qui compte maintenant, ce n'est non pas le passé, mais le présent. La vie, lorsque j'en avais une, m'a montré qu'on est jamais sûrs d'être encore là demain matin, et je compte profiter de toutes les bonnes choses qui se présenteront à moi.
Futurs héros, préparez-vous à recevoir votre plus redoutable adversaire !