« J'ai lu il y a quelque temps que vous recherchiez des informations sur le jeune Gaspar Weingartner. Je vous écris cette lettre car j'ai travaillé il y a bien longtemps dans la boutique de son père.
Monsieur Weingartner avait décidé depuis un moment d'ouvrir une boutique afin d'y faire de nombreuses affaires. Il avait posté plusieurs affiches dans le quartier pour prévenir la population des futures transformations qu'allait recevoir l'ancienne mairie. Il y travaillait dur, il était vraiment passionné par son travail. Les jouets qu'il créait étaient d'une qualité extraordinaire. Il faisait tout lui-même de ses propres mains avec une finition extrême. J'étais souvent impressionnée par son travail, c'était un homme patient et résolu. Hélas, derrière toutes ces belles facettes que le public voyait, s'y cachait un homme froid et distant avec ses enfants, surtout avec le petit dernier, le petit Gaspar.
Il avait trois enfants, Aurora, Cäsar et Gaspar. Il en parlait rarement mais on pouvait parfois les croiser dans la boutique. Gaspar avait je crois, cinq ans de différence avec les faux jumeaux. Avant la fermeture à 19h00, je parlais souvent avec madame Weingartner. C'était une femme assez faible physiquement, elle était mince, petite, ses cheveux étaient abîmés et ses mains aussi. Elle tremblait souvent alors son mari lui interdisait de venir près des étagères afin de protéger ses trésors, c'est ce qu'il avait de plus précieux... Ses jouets.
J'avais l'habitude de voir Gaspar, il jouait fréquemment près de la caisse située au fond du magasin. Depuis petit, il avait toujours cet handicape, cet œil légèrement penché sur le côté, cet œil placé étrangement. Il avait un regard mystérieux qui parfois me glaçait le sang. C'était un enfant silencieux, mais, il observait toujours le monde autour de lui. Je le savais, je le devinais, ce petit avait des capacités bien plus importantes que celles de ses autres frères et sœurs. Il avait l'habitude de jouer avec un train rouge, il le faisait rouler un peu n'importe où dans la boutique. Il courait, ralentissant, repartait, il souriait. Oui, Gaspar souriait, quand il n'y avait aucun client dans la boutique. Puis dès que des inconnus posaient leurs pas sur le sol du magasin, il retournait dans son coin et se cachait.
Il voulait à tout prix dissimuler ce défaut qui fit de son enfance un calvaire. Je me souviens qu'un jour, alors que je m'occupais d'une cliente, deux vieilles femmes examinaient les poupées. Les commentaires se ressemblaient beaucoup. « Ces poupées sont d'une perfection sans limite. Elles sont incroyables. » Et il y en avait toujours une des deux pour ajouter. « Pauvre homme, tu as vu la tête de son petit dernier ? Il doit bien trouver la perfection ailleurs. » Et elles rigolaient, de leur bêtise pendant que Gaspar écoutait. Les enfants comprennent tout ce que disent les adultes. Il fuyait, se réfugiait dans sa chambre. Je ne l'ai jamais vu, ni entendu pleurer, je le croyais fort.
Je voyais souvent son propre père le rejeter. « Sors de là Gaspar ! » Je ne comprenais pas. Sa mère m'avait conté que petit, il avait eu un cancer de la cornée. C'était une maladie héréditaire, et l'ironie du sort c'était Monsieur Weingartner qui l'avait eu avant lui. Elle me répétait souvent qu'il n'acceptait pas de voir en ses enfants ses propres faiblesses. Alors il rejetait le petit dernier : Gaspar.
Il m'arrivait le soir, de fermer la boutique beaucoup plus tard que d'habitude. Et plusieurs fois, j'ai surpris Gaspar se diriger vers les étagères où étaient posées les poupées et de les fixer. Pendant quelques minutes, sans bouger. Et un soir, s'est arrivé. Il se mit à siffler et les jouets de porcelaine se mirent à se lever progressivement. J'étais stupéfait devant un tel spectacle, comment pouvait-il par un simple sifflement faire bouger ces petites demoiselles ? Son souffle ne fut pas assez fort et elles tombèrent une par une sur le sol. Les têtes éclataient progressivement : il venait enfin de détruire la perfection que son père souhaite atteindre. Gaspar avait donc un don, celui faire bouger les objets inanimés.
Il prit la fuite, rapidement avant que son père n'arrive paniqué.
Monsieur Weingartner me questionnait : « Comment ont-elles pu tomber ?! » Il courait vers elles, son visage exprimait une tristesse extrême, je crois, de ma vie, ne jamais l'avoir revu aussi triste. Ses trésors étaient détruits, et il ne pouvait rien y faire. Puis, après cet incident, des rumeurs commencèrent à courir dans la ville.
« Connaissez-vous Monsieur Weingartner ? Il a ouvert sa boutique il y un moment. Savez-vous qu'il communique avec ses poupées ? C'est un homme qui se sent seul et il trouve refuge dans ces étranges marionnettes. »
Cette rumeur n’affolait personne. Cependant, moi, je ne cessais de me questionner à leur sujet. Mais qui était réellement cette famille ?
Et Gaspar recommençait… Il le faisait plus fréquemment. Je n’osais plus quitter le magasin, je restais tous les soirs afin de voir si le spectacle allait recommencer. C’était impressionnant pour un homme comme moi d’admirer une telle chose. À l’époque, je qualifiais son don de « magie. » Mais cette répétition des faits commençait à fortement agacer Monsieur Weingartner. Un soir, il me demanda de rester plus longtemps afin de voir ses nouvelles créations. Il m’invita à entrer dans son atelier.
C'était un endroit extraordinaire : il y avait des jouets posés partout, des belles robes en préparation, des balles qui n'attendaient plus qu'une chose, être peintes. Comme vous, je me questionnais, à quoi allait ressembler ses nouvelles créations. Je fus légèrement étonné. Ces poupées, étaient faites de chiffons et elles avaient à la place des yeux, des boutons. Il en lâcha une sur le sol et s'exclama « au moins, les dégâts seront minimes. » Et il avait raison... Gaspar n'arriverait pas à briser ces nouveaux jouets.
Dès le lendemain, elles étaient posées sur l'étagère prêtes à partir dans de nouvelles familles. Les acheteurs étaient surpris, choqués, mais l'idée plut. Enfin, pas à tout le monde. Gaspar les regardait, il lui arrivait d'en prendre une dans ses mains, de la regarder, de s'interroger sur ces étranges objets. Puis il reposa la poupée sur l'étagère, il avait compris... Il avait perdu.
Et pourtant, ce n'est pas faute d'essayer. Un soir, monsieur Weingartner m'avait demandé de rester dormir, il avait des choses à régler avec son fils et il avait besoin de mon aide. Gaspar venait d'avoir 11 ans, je crois. Finalement, je l'avais vu grandir et il n'avait pas franchement changé depuis ses six ans. Il était toujours aussi froid et distant qu'avant.
« Je crois savoir qui est le coupable. »Je savais très bien de quoi il parlait, mais j'ai préféré faire la sourde oreille. J'étais effrayé à l'idée qu'il fasse du mal à son propre fils et pourtant... C'est ce qui arriva. Gaspar était déjà dans la boutique quand nous sommes arrivés. Il venait d'attraper une poupée de chiffon quand son père lui ordonna de la lâcher et c'est ce qu'il fit.
Le silence se fit pesant dans la pièce.
« Alors ? Tu n'arrives plus à les détruire ? Non, tu ne peux plus. Tu ne peux plus rien détruire maintenant ! » La scène qui suivit fut effrayante et traumatisante. Monsieur Weingartner attrapa son fils et le mena dans son atelier. Il le tenait fermement par l'oreille et il hurlait mon nom. « VENEZ. TENEZ LE. » Il parlait de perfection, de création mais de tout son discours, je ne compris pas grand chose... Je ne faisais que tenir ce pauvre Gaspar qui hurlait.
Monsieur Weingartner attrapa une bougie et renversa sans la moindre hésitation la cire encore liquide sur l'oeil droit de Gaspar. Il hurlait, se débattait, se tordait de douleur au point que je n’arrivais plus à le maîtriser. Son père n’avait pas cessé de vociférer ce même discours incompréhensible. Il m'ordonna de sortir ce que je fis sans hésiter. Je suis resté là devant la porte sans bouger, pendant ce qui me semblait un temps interminable. Les hurlements continuaient, de la part du petit et de son père mais je ne comprenais pas, je ne comprenais plus.
Le lendemain, lorsque je retournai à la boutique, Monsieur agit comme si de rien n’était. Je crus alors avoir rêvé. Mais la réalité me rattrapa vite lorsque du coin de l’œil j’aperçus l’atelier. La porte était ouverte. L’état de la pièce ne laissait que peu de doute sur ce qu’il s’y était passé après mon départ. Il y avait du sang, sur la table de travail, sur les murs. Il y avait aussi de gros boutons, que je n’avais jamais vus, et des aiguilles. Certaines étaient couvertes de sang. Je me convaincs qu’il s’agissait de projections. Sans me regarder, Monsieur me demanda de nettoyer l’atelier, comme il aurait pu me demander de nettoyer la boutique. Comme si tout était ordinaire.
Je ne vis pas Gaspar de la semaine.
Je n’osais parler de ce qu’il s’était passé ce soir. D’ailleurs, personne n’en parla. Ni Monsieur, ni Gaspar. Il portait depuis un cache-œil. Je n’osais plus le regarder. Je me sentais coupable. Je ne pouvais que me sentir coupable. Coupable et désolé. Il n’avait que 11 ans.
...
»
« À la suite de l’incident dont je vous parlais dans ma première lettre, le comportement de Gaspar et de son père n’ont guère évolué. Gaspar continuait à jouer en silence dans la boutique et se cachait quand des clients entraient. Il disparaissait lorsque son père sortait de son atelier. Quant à son père, il ne changea pas vraiment. Cette routine était une farce.
Mais c’est lorsque Gaspar entra dans l’adolescence que son comportement changea vraiment. Il commença à regarder les gens de haut, puis il les dédaignait, comme si nous n’étions que des insectes qu’il pouvait écraser à tout moment. Les conflits avec son père étaient fréquents, il lui répondait et un jour, ils en sont venus aux mains. Mais Gaspar n’est pas fait pour le combat et ce jour-là, il en prit conscience. Mais dans ses yeux, je pouvais lire qu’il avait pris conscience d’autre chose.
Gaspar cessa de passer ses journées dans la boutique. Il partait le matin et ne revenait qu’à la fermeture de la boutique. Son regard avait changé. Il était toujours aussi froid mais il y avait quelque chose en plus. Comme un dégout.
Je compris, aux coupures sur ses doigts et aux outils manquant dans l’atelier, que Gaspar manipulait du bois. Mais je ne savais pas pourquoi.
Mais un soir, Gaspar n’est pas rentré quand je fermais la boutique. Je le vis sur mon chemin du retour. Il avait une flûte dans les mains. Une flute en bois. Certainement le projet sur lequel il passait ses journées. Je continuai mon chemin, sans m’arrêter. Au loin derrière moi, j’entendis quelques notes. Elles étaient fausses.
Ce soir, je n’avais pas compris ce que cette flute signifiait. Je ne le compris que quelques semaines plus tard, en entendant deux clientes discuter des ragots. Apparemment, depuis quelque temps, plusieurs personnes auraient entendu un air de musique en pleine nuit. Et au petit matin, les habitants retrouvaient des objets divers et variés jonchés sur les trottoirs.
Peut-être était-ce mon imagination mais je ne pus m’empêcher de repenser à cette nuit où Gaspar fit tomber toutes ces poupées, sans les toucher, juste en sifflotant. Était-il possible que cette rumeur folle, qui pourrait n’être que l’hallucination de quelques hommes imbibés, soit en fait l’œuvre de Gaspar ? Honnêtement, bien que cela semble impossible, je l’ai cru et je le crois encore.
J’aurais aimé pouvoir vous en apprendre plus sur Gaspar, mais deux après, alors qu’il n’avait que 17 ans, il quitta la maison. Personne n’a jamais vraiment su ou il était parti. Et son père ne semblait guère s’en soucier.
...
»
Gaspar se tenait derrière lui et lisait depuis le début ce que l'homme écrivait. Souriant malignement il agrippa des mains de l'employé les plusieurs pages de la lettre. Il murmura quelques paroles, avant d'attraper le visage de la personne qui se tenait en face de lui.
On n'entendit plus jamais parler de cet homme et ses lettres furent données à Lucia qui dessina gaiement dessus.
Après sa mystérieuse disparation, Gaspar se retrouva en France où il fit la rencontre d'une étrange demoiselle nommée Lucia... Et accompagné de ce petit bijou, ils partirent dans cette fameuse ville.