Son souffle dessine des nuages de buée sur la vitre. Il y dessine distraitement des formes abstraites avec son doigt. Le feu qui crépite dans la cheminée derrière lui diffuse une chaleur confortable dans la petite pièce, et pourtant il a froid. La faute à toute cette neige. Il lui semble qu’il n’a jamais connu rien d’autre que ces paysages entièrement blanc qui se dessinent à travers la buée. Les arbres qui ploient sous le poids de ce manteau immaculé, les étendues lisses et brillantes des lacs gelés, le moindre bruit étouffé, l’immobilité. Il se souvient qu’il trouvait ça beau, avant. Il aimait l’impression de pureté qui se dégageait de cette forêt enneigée. Il trouvait ça reposant. Mais depuis que le blizzard a pris sa mère, il ne distingue plus dans ces paysages qu’une rigidité inquiétante. Le silence quasi-omniprésent et l’immobilité ne lui évoquent plus que la mort. La forêt est devenue comme un cimetière, ses hauts arbres s’élevant pareils à des milliers de tombes. Il ne sait même pas sur laquelle aller se recueillir. La nuit, lorsqu’il parvient à dormir, il rêve d’un corps sans vie emprisonné dans une glace limpide. Lentement, sans un bruit, la glace le recouvre à son tour. Il ne peut rien faire, pas même crier pour briser ce silence morbide. Il exècre plus que tout au monde la violence muette de ce songe.
Un frisson. Lucien se décolle de la vitre, attrape un CD sur l’étagère, met en route la chaîne hi-fi, le volume au maximum. La musique se déverse à travers les enceintes. Avec un soupir, il se laisse tomber dans un fauteuil, s’enroule dans la couverture qui y traînait. La mélodie ne lui évoque rien, d’ailleurs, il n’essaye même pas de se concentrer dessus. Il laisse les sonorités couler sur lui, et ça va un peu mieux. Un regard en direction de l’horloge : quatorze heures trente. Plus que trois heures avant le retour de son père. Lucien ferme les yeux.



« Je t’aime. »
Lucien manque d’en lâcher son livre. Cela aurait été regrettable, dans le sens où il aurait atterri sur les pieds délicats de la demoiselle, et nul doute que recevoir un pavé de 800 pages sur les orteils atténuerait les ardeurs de n’importe qui. En rattrapant de justesse son ouvrage, Lucien se risque à lever les yeux.
Il découvre une fille menue, brune, assez jolie. Son visage lui est vaguement familier. Elle n’est pas dans sa classe, mais il est certain de l’avoir déjà croisée. A première vue, elle pourrait presque paraître banale, mais elle a ce regard magnifique qui ne s’oublie pas. Pendant un instant, il essaye de déterminer la couleur de ses yeux, sans succès. Ses iris semblent se décomposer en des milliers de nuances de bruns différentes. Fasciné, il lui faut quelques secondes pour se reprendre. Il a probablement mal entendu.
« Pardon ? »
La fille semble hésiter un instant, puis plante son regard dans le sien, et répète, la voix à peine tremblante :
« Je t’aime. »
Lucien s’agrippe à son livre, confus. Il a pourtant vaguement conscience que celui-ci pourra difficilement l’aider dans cette situation. Un livre a pourtant une multitude d’usages, bien plus que l’on pourrait le croire aux premiers abords. En plus de vous divertir et de vous instruire, un bon livre vous fait voyager, vous fait oublier vos peurs et vos angoisses, vous rend potentiellement invisible aux yeux des autres, vous prodigue pendant quelques heures cette solitude si reposante, vous fait ressentir des émotions que votre vie de tous les jours peine à vous fournir... Un livre est un monde, et depuis la mort de sa mère, Lucien vit plus dans ces centaines de mondes de papiers que dans le monde grisâtre qu’est devenue la réalité. Et pourtant, sur le coup, il a la sensation grisante d’avoir intégré un de ces univers de fiction. Cette déclaration est bien trop belle pour appartenir au monde réel.
La fille le regarde toujours. Il se risque à croiser une fois de plus son regard, quitte à s’y perdre. Il y lit un peu d’inquiétude et beaucoup de détermination, et brusquement, il réalise que c’est peut-être ce qu’il attend depuis cinq ans, ces trois petits mots.
« Pourquoi ? »
Ses lèvres ont formulé sa pensée avant qu’il n’ait pu les en empêcher. La fille écarquille un peu les yeux.
« Pourquoi je t’aime ? »
Lucien acquiesce imperceptiblement. Elle rougit un peu, réfléchit cinq secondes, avant d’esquisser un sourire gêné.
« Je ne sais pas. Mais je ne pense pas qu’on ait besoin d’une raison pour aimer quelqu’un. On aime, c’est tout. »
Elle ponctue sa phrase par un autre sourire incertain, et Lucien songe qu’elle n’est pas jolie : elle est bien plus que ça.
Cette fois, il laisse volontairement glisser le livre à côté de lui. Il n’en a plus besoin.
« Je ne sais même pas comment tu t’appelles… »
Il s’est levé, et elle a l’air encore plus petite vue du haut de son mètre 70. Il la trouve adorable. Cette affection naissante le réchauffe plus efficacement que les deux pulls en laine qu’il porte constamment. Il lui semble que c’est la première fois depuis des années qu’il n’a plus froid.
« June. »
« June… » répète-t-il un peu bêtement. Il a envie de la prendre dans ses bras. Il a envie de lui dire à quel point ce qu’elle vient de faire est magnifique. Il a envie de pleurer, de hurler de joie, de chanter un truc niais, de courir un marathon, de l’embrasser là, maintenant, tout de suite.
« Merci » murmure-t-il. Et il choisit la dernière option.



« Tu me l’as dit hier encore. Tu m’as dit que tu m’aimais. »
« Hier, je t’aimais. »
« Et aujourd’hui, non ? »
« Aujourd’hui, non. Et demain non plus. Et après encore moins. »
« … Pourquoi ? »
Lucien la regarde retenir ses larmes, et il ressent un zeste de culpabilité. Mais il ne sait pas mentir par compassion.
« Je ne sais pas. On m’a dit un jour qu’il n’y avait pas besoin de raison pour aimer. Alors pourquoi y en aurait-il besoin d’une pour ne plus aimer ? »
« C’est vraiment affreux, ce que tu dis… »
« C’est la réalité. Je suis désolé si c’est moche, mais je n’y peux rien. »
Elle ouvre la bouche pour répliquer, mais les mots ne viennent pas, juste les larmes. Alors elle attrape son sac et son manteau, et sort du Café en courant à moitié. Lucien ne la regarde pas s’éloigner. Il remue son thé, lentement, verse un peu de lait dedans, admire les volutes qui se forment. Il laisse ses pensées dériver. Il songe qu’il est peut-être un connard. Mais qu’il serait peut-être un connard supérieur s’il laissait s’enliser une relation où l’amour n’est plus qu’à sens unique. Mira est une fille bien. Elle s’en remettra. Probablement. Paradoxalement, cette pensée l’irrite. Il se concentre sur son thé pour éviter de l’imaginer avec quelqu’un d’autre. Lui a toujours trouvé. Après June, il y a eu Ailin, puis Leah, Masha, Iris et enfin Mira. Probablement qu’elles ont toutes un nouvel amant. C’est une pensée tellement déplaisante qu’il en renverse un peu de thé. Excédé, il repose la cuillère. Il n’a plus envie de le boire, de toute façon. Il est devenu froid et fade. Lucien sent un frisson descendre le long de sa colonne vertébrale. Il a froid, tout à coup. Et ce Café est trop silencieux. Il enfile son manteau et se dirige d’un pas vif vers la sortie. Une jeune serveuse le retient en posant une main sur son bras.
« Monsieur, vous oubliez de payer. »
Elle a dit ça sur un ton aimable, malgré tout. Lucien passe rapidement en revue son visage candide, son sourire un peu timide, son regard vaguement gêné, et estime qu’il n’y a pas trop de risque. Il plonge son regard dans le sien et lui retourne un sourire rayonnant, avant d’énoncer calmement :
« Je pense que vous faites erreur, Mademoiselle. J’ai réglé mon thé ainsi que le café de la demoiselle qui était avec moi tout à l’heure, lorsque vous nous les avez apportés. »
La serveuse plisse les yeux, confuse. Lucien juge plus prudent d’en rajouter une petite couche, sur un ton plus bas :
« Vous n’avez pas besoin de me demander de l’argent. Vous devriez plutôt aller prendre la commande de la table du fond. »
Elle acquiesce distraitement et se dirige vers la table en question.
Lucien soupire imperceptiblement et se glisse rapidement dehors, sait-on jamais.
Il ne sait pas bien d’où sort cette capacité à influencer son entourage. Elle a commencé à apparaître il y a environ un an et demi, et n’a cessé de se développer depuis. Pour avoir déjà essayé d’en abuser, il sait qu’elle est loin d’être infaillible. Il faut faire attention à la façon dont il formule les choses. Comme il vient une fois de plus de le vérifier, un ordre direct est nettement plus efficace qu’une suggestion sous-entendue qui s’apparenterait plus à une manipulation de souvenirs. Et il ne se risquerait pas à essayer ça sur n’importe qui. C’est malheureux, mais il a le sentiment que même s’il se concentrait intensément, il serait incapable de pousser sa prof de maths à lui mettre une moyenne de 17 sur son bulletin. Rien qu’à la pensée de cette vieille harpie, une moue déforme son visage de gosse.
Soudain, il esquisse un sourire. Qu’importent les maths. Un super-héros n’a pas besoin de savoir calculer une intégrale à la noix. Plus que quelques mois à tirer en compagnie de cette vieille chouette avant d’intégrer une école plus adaptée à ses capacités. Et avec un peu de chance, d’ici là, il sera capable de la persuader de venir en cours déguisée en licorne, histoire de rigoler un peu…