"Un cappucino, merci.", je demande d'un air las au serveur. Plutôt mignon d'ailleurs. Je songerai à le contacter si un jour je m'ennuie. Ce qui risque d'arriver, les journées sont généralement assez répétitives lorsqu'on a mon âge. Enfin, mon véritable âge. Car en vérité, même si officiellement mon âge inscrit sur mes papiers (faux, bien entendu) est de 22 ans, j'en 300 et des poussières. Mais personne ne s'en douterai en me voyant si jeune et si fraîche.
Je baille et m'étire langoureusement. C'est plus fort que moi, le fait d'essayer de séduire tout ce qui bouge. Je repère d'ailleurs plusieurs personnes qui me regardent, des étoiles plein les yeux. C'est peut-être une illusion de mon esprit, mais je ne pense pas. Après tout, ne suis-je pas la plus belle chose que la Terre n'ai jamais porté ?
Je fais un petit sourire faussement timide et salue d'un geste de la main un type qui me fixe. Je ne l'ai pas choisi par hasard, mais bel et bien parce qu'il se trouve avec sa chère et douce. Laquelle a d'ailleurs bien remarqué notre petit manège, et après m'avoir lancé un regard assassin, entraîne le bonhomme à l'écart, l'insultant sûrement de tous les noms.
Je ricane. Causer du tort aux humains est une de mes distractions favorites, et ce n'est pas près de changer.

Le serveur de tout à l'heure arrive enfin avec ma commande. Je le congédie d'un petit clin oeil charmeur. Bien sûr, il n'est rien pour moi, mais ça m'amuse. Je bois lentement mon cappucino, sentant avec plaisir la caféine se répandre dans mes veines et me transmettre de l'énergie pour la journée. Je n'ai pas vraiment eu le temps de dormir cette semaine, et je commence à être un peu fatiguée. Mais le meurtre passe avant le sommeil, c'est une loi fondamentale instaurée par... moi-même.
Bien sûr, vous devez penser qu'étant donné que je suis un démon, je n'ai aucunement besoin de dormir et de me reposer. Mais c'est faux. Je suis malheureusement soumise à toutes les contraintes (ou presque) de la vie humaine. Et je déteste ça. Je suis supérieure à toutes ces larves de mortels qui ne méritent que l'apocalypse après tout !
Enfin, bref. Je suis vraiment morte de fatigue. Je ne sais pas pourquoi je suis ici, dans ce café, au lieu de rejoindre mon appartement, et par la même occasion mon lit.
Ah, oui c'est vrai. Je dois promouvoir une nouvelle collection de vêtements, et il faut que j'attende ici ma styliste. Vous savez, la personne qui doit s'assurer que tout est bien en ordre, que mon maquillage et ma coiffure s'accorde parfaitement avec ma tenue, que les habits ne doivent pas être retouchés. Tout ce tralala. Moi, je dois poser pendant des heures devant des photographes plus ou moins excentriques, dans toutes les positions possibles. Et après, on voit mon sublime visage dans la plupart des magazines de mode.
J'hésite à partir. Mais ici, sous mon identité civile, je suis considérée comme une citoyenne modèle, qui paye ses impôts, fait ses services envers sa patrie et ne commettrait jamais une infraction aux lois. Ne pas aller travailler, même si le travail en question n'est pas franchement difficile, casserait cette image de marque.

J'étire paresseusement mes longues jambes sous la table, et redemande un autre café. Je sens que j'en aurai besoin pour ne pas m'endormir.
Je regarde attentivement mes ongles, à la base impeccables.  Mince. Ma virée de cette nuit les a... légèrement abîmés. L'épaisse couche de vernis que je devais porter pour aujourd'hui s'est écaillée, et des résidus de sang séché se trouvent sous mes ongles. J'aurais dû faire un peu plus attention, et ne pas m'amuser à éventrer ma proie. Du moins, pas cette nuit.
Bah, je pourrais toujours leur dire que mon chat est mort, renversé par une voiture, et que j'ai voulu enterrer son corps. Ils n'iront pas chercher si c'est vrai ou pas. Et je sais très bien qu'ils ne me licencieront pas, ils m'aiment trop pour ça.

Alors que je m'apprête à avaler ma sixième tasse de café, je repère un gars. Par... Satan... il est... GÉNIAL ! Ses cicatrices... elles sont vraiment magnifiques ! Il faut que je fasse ça à quelqu'un moi aussi ! Je me lève précipitamment, soudain remplie d'énergie, et m'approche de lui, sourire béat aux lèvres.
"Bonjour, je peux vous prendre en photo ?", je lui demande, la bouche en coeur.
Ah, génial, moi, Eva la Magnifique, vient de me ridiculiser en public. Autant aller me cacher sous la table. Quoiqu'en fait... non, ce n'est pas mon genre de me défiler. Et puis, au pire je m'en fiche de sa réaction.
"Haha, je plaisante, bien sûr..., j'ajoute d'un petit rire forcé.Euh... Je vous offre quelque chose ?"
J'espère qu'il acceptera mon invitation. Je veux encore regarder, contempler, effleurer, même embrasser ses balafres. Je me demande s'il aura mal si je met du jus de citron dessus. J'essaierai de le faire discrètement, on ne sais jamais... ça pourrait être amusant.

Il décline mon invitation. Je ne comprends pas. Cela faisaient des décennies qu'on ne m'avait rien refusé. Enfin, peut-être une scène du même genre s'est déroulée avant-hier à mon insu. La mémoire n'est pas vraiment mon fort pour ces futilités. Je préfère retenir ce qui est réellement important : les meurtres et crimes que j'ai commis. Le nom et les actes des personnes que j'ai côtoyé durant les trois derniers siècles, mis à part si elles sont devenues célèbres ou si elles m'ont tout particulièrement marquées par la suite, m'importe peu.
Je dois tout de même avouer que je vexée. Certes, j'ai si peu dormi ces derniers temps que j'ai en définitive la tête dans le cul, et je n'ai pas pris la peine de me maquiller, me coiffer et bien m'habiller étant donné que mon patron et ses stylistes s'en occuperaient d'ici peu (et aussi parce que j'avais... la flemme. Oui, ça arrive à tout le monde, même à moi.), mais ce n'est pas une raison pour me regarder avec un dédain à peine dissimulé ! Je suis magnifique, il est inutile de le nier. Et je le ferai comprendre à ce gars aux multiples cicatrices. J'ai en définitive interprété ses paroles comme un défi à relever, et je ne faiblirai pas. Je n'abandonne jamais ce que j'ai entrepris. Je contemplerai les blessures de cet homme, qu'il le veuille ou non.

Je tire une chaise et m'assois à sa table. Il n'osera pas me chasser, du moins je l'espère. Et de toute façon je n'en ai strictement rien à faire. S'il manque encore une fois de respect à ma personne, je lui plante la petite cuillère de mon café entre ses deux yeux. Et ce n'est pas une menace en l'air.
Je sors mon paquet de Malboro de mon sac, ainsi que mon briquet couleur rouge sang. Je ne suis pas addicte à la nicotine, en réalité j'essaie juste de maîtriser un peu ma pyrophobie en allumant des cigarettes. Et puis, ça donne toujours un air classe. De toute manière, je ne pense pas que le tabac ait réellement un effet nocif sur ma santé. À peine plus que si j'inhalais de la vapeur d'eau sans doute. Être devenue démon ne présente que des avantages en réalité. Enfin bref.
J'inspire lentement une bouffée de ma cigarette, avant de la recracher avec élégance dans la direction de mon nouveau voisin de table. Ça serait amusant qu'il y soit allergique, et qu'il commence à avoir une violente crise d'asthme avant de finalement succomber à mes pieds. Je pourrai prendre des photos de ses points de souture en toute tranquillité après cet évènement.
Je profite d'être près de lui pour le regarder plus attentivement. Des yeux rouges, une peau pâle, des cheveux bruns... un physique assez banal, qui serait indigne de mon intérêt s'il n'aurait pas tant de cicatrices oh combien fascinantes.

Je me rends compte que m'incruster à sa table peut passer pour impoli. Je serais ici en tant que Satania, mon identité secrète, je n'en aurais eu totalement rien à faire. J'aurai même été encore plus insolente envers lui. C'est assez amusant. Mais je suis ici en tant qu'Eva, et je ne tiens absolument pas à ternir mon image de jeune femme modèle.
Je décide de me présenter : "Je suis Rice, Eva Rice. Et vous ? ", je dis d'un air nonchalent en lui tendant une main.
Je reprend une dernière bouffée de nicotine, avant de l'écraser violemment dans le cendrier prévu à cet effet. Elle était à peine entamée, mais... je trouvais que l'étincelle se rapprochait trop dangereusement de mon doux visage.
Je ramène mes yeux au visage de mon interlocuteur. J'ignore s'il se sent mal à l'aise d'être ainsi fixé d'un regard intrigué, mais ce n'est pas grave. Une bête curieuse, voilà ce qu'il est pour moi.

Maximilian Dunavel... quel nom détestable, à l'effigie de celui qui le porte. Je plains réellement ceux qui cohabitent avec lui. Je suis certaine qu'il doit passer la journée à râler et à critiquer tout ce qui lui passe sous le nez. Il ne doit en définitive pas être quelqu'un de très amusant. Et puis, je vois bien que je l'importune. C'est pourquoi je vais rester à ses cotés. On ne se débarrasse pas de moi si facilement ! Et puis, j'ai vraiment envie de le voir sortir de ses gonds. Je m'amuse, c'est vraiment comique de jouer avec ces stupides mortels. Je sais, vous vous dites sûrement que je suis moi aussi en partie humaine. Mais même. Je hais tous les humains, et ce depuis ma condamnation. Je me suis promis de me venger.
Il me parle, me réprimande, avec un petit sourire forcé.
Il m'embête à me parler de discipline où je ne sais quoi.
Je réponds d'un air clairement agacé :
"C'est pas toi qui va m'apprendre la politesse, tu sais. Et puis je fais ce que je veux, quand je veux, que ça te gène ou pas."
J'avais prévu d'avoir un minimum de courtoisie. Je veux dire, à première vue ce type me fascinait avec ses cicatrices et tout. Il était d'une magnifique morbidité. Mais à présent, voyant qu'il me manque de respect et d'admiration, je n'ai qu'une envie. Tuer. Malheureusement pour moi, je ne peux pas. Pas tout de suite.

De toute manière, je ne peux pas abandonner ce que j'avais entrepris. C'est à dire avoir une discussion normale et posée avec lui, sur le comment du pourquoi de ses cicatrices. Je sais que je réussirai à le faire parler, d'une manière où d'une autre.
J'enlève mon sweat trop large. Je ne sais pas pourquoi j'ai mis ça par cette chaleur étouffante. Peut-être parce que...c'était mon pyjama, et que je ne voyais pas l'intérêt de changer de vêtements pour sortir. Je me retrouve ainsi en débardeur tout fin, faisant ressortir chaque courbe de mon corps. Une tenue certes peu décente, mais confortable. Et puis, si je ne craignais pas d'être condamnée pour exhibitionnisme, j'aurais pu faire pire, bien pire.
J'appelle le serveur. Je le trouve définitivement a mon goût, il faut vraiment que je le recontacte. De plus, je vois très bien qu'il me dévore des yeux. Je ne refuse jamais rien à ceux qui m'admirent.
Je me lève, et lui demande un verre d'eau fraîche, en lui faisant les yeux doux.  

Je me rassois tranquillement. J'en avais presque oublié Dunavel. Lequel doit d'ailleurs être en train de désespérer que je n'aie toujours pas quitté sa table.
"Je me demandais..., je commence. Vous...euh... tu as l'air de ne pas être très à l'aise avec moi. Pourquoi ?"
En réalité, ses sentiments m'importent  peu. Je ne lui dis cela que pour entamer la conversation. J'ai hésité à le vouvoyer. Une mauvaise habitude que j'ai prise de mon éducation, lorsque j'étais petite fille. Mais après réflexion le tutoyement ne me dérange pas.
"Oh, et rassure toi, je ne suis pas journaliste.", je crois bon d'ajouter.
Le serveur revient avec ma commande. Je sirote mon verre d'eau en guettant la réaction de Maximilian. De toute façon, quoiqu'il fasse, je me promets intérieurement de m'amuser à ses dépens.