Les Légendes. Je pense qu'on peut dire sans risque de se tromper que notre statut est légèrement controversé. Il y a ceux qui nous adulent, et ceux qui pensent qu'on en fait trop. Ceux qui nous respectent et ceux qui pensent qu'on est, comme qui dirait, passés de mode, et qu'on ferait bien mieux de sombrer dans l'oubli. Sans oublier ceux qui s'en foutent. Quelle que soit votre position à notre sujet, essayez de vous mettre dans la peau d'une légende durant un instant. Oh, je ne vous parle pas de la pression sur vos épaules, du fait de devoir supporter Wilhelm ou encore de votre salaire mirobolant au mois, mais tout simplement de la réaction que vous auriez si, par une paisible après-midi, vous entendiez des cris désespérés s'échapper du zoo. La phrase précédente pouvant porter à confusion, je tiens à préciser qu'il s'agissait là de cris humains, j'ai tendance à laisser les sauvetages de chats bloqués dans un arbre aux pompiers ou aux héros particulièrement désoeuvrés — on n'a pas tous autant la classe que Mr. Indestructible. Là en l'occurrence, une voix masculine hurlait des prénoms — Joey et... Myrte ? Avec un air tellement paniqué que quelque chose me disait qu'ils n'avaient pas fait que disparaître dans la foule durant un quart de seconde. Donc, j'en reviens à ma question : qu'auriez-vous fait à ma place ? Bon. En fait, en toute honnêteté, je m'en fous éperdument. Tout ce que je peux vous dire, c'est que j'ai au moins pris un quart de seconde pour réfléchir avant de courir en direction du parc animalier.

Pourtant, j'avais une masse d'autres choses à faire. Wilhelm étant occupé par une conférence de presse, j'avais été l'heureux élu qui s'était vu confier la mission de se rendre à l'inauguration d'une médiathèque. J'avais aussi décidé de passer par la salle de musculation, et, pourquoi pas, d'aller boire un verre avec André. Malheureusement, si mon métier me permettait d'agir selon mes plans, ça se saurait. Il fallait toujours que je me prépare à toutes les éventualités, comme par exemple des appels désespérés provenant de quelque part dans ce zoo. À l'entrée, on faillit me courir après quand je fonçais, bien évidement sans prendre la peine d'acheter un ticket —c'est pas comme si j'était venu pour faire une promenade de santé, et en plus, je n'aime pas les zoos— mais on me ficha la paix en remarquant que j'étais une des cinq légendes. Vous savez ce qui est génial, dans mon métier ? Ma tête et ma notoriété sont un laisser-passé qui m'ouvre les portes à tous les privilèges disponibles en ce bas monde. Il n'a pas payé son McDo ? C'est probablement parce qu'il en a besoin en urgence pour venir à bout d'une menace extra-terrestre, laissons-le faire ! Il roule à plus de 100 km/h au dessus de la limite de vitesse autorisée ? Dire que cet homme si courageux va sauver le monde tandis que nous nous préoccupons d'une chose aussi futile que la sécurité routière... Il vient de bousculer tout une file d'attente pour foncer dans un zoo ? Oh mon Dieu ! Et s'il y avait une menace terroriste ? ... Bref, vous avez compris le principe. Basiquement, j'ai le droit de faire tout ce que je veux. Certes, en échange, je dois sauver le monde au minimum une fois toutes les deux semaines, et accomplir quelques "quêtes annexes", mais il n'y a honnêtement pas de quoi se plaindre.

Me voici donc qui parcourait le zoo, à la recherche de la personne qui s'époumonait quelques instants plus tôt. Il ne fut pas bien difficile à trouver : il y avait de grandes chances que ce soit celui qui se tapait la tête contre un tronc d'arbre, au beau milieux d'un enclos. Je me préparais mentalement à essayer de le résonner, mais il me devança et sortit de l'enclos. Sans doute s'était-il rendu compte que se suicider en s'assommant contre de l'écorce n'était pas une brillante idée. Je m'empressais de le rejoindre, et déclarait sobrement :

« Vous avez besoin d'aide ? »

Les grands discours n'avaient jamais été mon truc, et j'avais toujours eu tendance à privilégier la simplicité, en ne disant que le strict minimum.

Sur le coup, j'ai failli éclater de rire. C'était la première fois depuis des années que je rencontrais quelqu'un qui semblait n'avoir jamais entendu parler de moi. J'aurais volontiers cru à un trait d'humour, mais ce gamin avait l'air tellement franc que mon hypothèse eut à peine le temps de se formuler dans mon esprit. Me restait la certitude que ce type était magique.

« Ouais, le vendeur de hot-dogs, exactement ! Je me suis dit que tu devais avoir besoin d'aide. »

La suite, en revanche, me plut beaucoup moins. Qui était l'abruti qui disait que les sauvetages d'animaux n'étaient pas dans ses cordes, au juste ? Il avait quand même fallu que je fonce... Mais, hey, dans un zoo, à quoi aurais-je dû m'attendre, au juste ? N'empêche, un kidnapping de pandas... C'était des bestioles assez grosses, difficile de les faire disparaître en claquant des doigts, non ? Un panneau sur les grilles de l'enclos éclaira ma lanterne : il s'agissait de pandas roux. Aussi, si on ne me disait pas tout... Je n'osais pas avouer au jeune homme –un coup d'oeil sur son badge me permit d'apprendre qu'il s'appelait Jim– que perdre la moitié de ma journée en cherchant des bestioles qui ressemblaient vaguement à des renards –en plus minions, je devais bien l'admettre— ne m'intéressait pas plus que ça. D'un autre côté, il avait l'air tellement heureux d'avoir trouvé de l'aide... Tiraillé entre mon coeur et ma flemme, je n'entendis dans le discours sur-excité du jeune homme que les mots "indices", "vous allez par là" et "double de hot dog ce midi", avant de le voir s'éloigner à toute vitesse, l'air tellement motivé à l'idée de retrouver ses pandas-renards que je n'eus pas le coeur à le planter là.

Je partis donc dans la direction qu'il m'avait indiqué et je cherchais. Quoi donc ? Je n'en était pas sûr moi-même. Vu la médiocrité de mes connaissances dans le domaine animal, j'étais strictement incapable de repérer le moindre des "indices" qu'il semblait chercher, aussi me contentais-je de piétiner à droite et à gauche pendant quelques instants avant de retourner le voir.

« Hum... Jim ? Je pense pas qu'on ait beaucoup de chances de les retrouver comme ça, tes pandas. Et puis, honnêtement, tu ne crois pas que si quelqu'un s'était baladé dans le zoo avec deux pandas roux sous le bras, il y aurait eu quelqu'un pour trouver ça louche ? À mon avis, il y a une explication beaucoup plus rationnelle à leur disparition. »

Parfois, je me dis que j'aurais dû faire enquêteur et non justicier. D'un autre côté, j'aurais beaucoup moins bien gagné ma vie... Et puis, c'est quand même rare qu'on ouvre une enquête sur la disparition d'une famille de pandas roux.

J'étais prêt à concéder que je n'étais pas le vendeur de hot-dogs pour lequel il m'avait pris au départ —il aurait sans doute été perturbé en se rendant compte, le midi même, que je n'étais absolument pas la personne pour laquelle il m'avait pris— mais je n'en eu même pas le temps. Jim fonçait à nouveau, ne me laissant d'autre choix que de le suivre, avec ses grands yeux d'enfant perdu... Il était persuadé, cette fois-ci, que j'étais le livreur de pizzas. Est-ce que j'avais vraiment une tête à occuper ce type d'emplois ? La question me tarauda un instant, tandis que j'emboîtais le pas de l'éleveur de pandas roux. Une chose était sûre, ce gars là planait totalement. Ce n'était pas pour me déplaire, après tout. Cette naïveté lui donnait une espèce de charme... Oui, ce Jim me plaisait bien, avec ses airs de gamin innocent, ses sourires à tout va et sa spontanéité. Il me rappelait quelqu'un... Mais je n'arrivais pas à mettre le doigt dessus. Je me sentis obligé d'entrer à sa suite dans la cage des lions, catastrophé à l'idée de le laisser entrer seul dans un abattoir pareil. Étrangement, les fauves se tinrent tranquilles, mais il n'y avait toujours pas de nouvelles des pandas... Et je n'osais pas avancer l'idée qu'ils aient pu se faire avaler par les félins. Jim semblait toujours plus accablé à l'idée d'avoir perdu ses bêtes, lâchant soupir sur soupir. Il n'avait même pas l'air de s'en faire pour les conséquences que cela aurait sur son job —si on ne retrouvait pas les pandas, il avait toutes les chances d'être viré— mais agissait plutôt comme si de très bons amis venaient de se volatiliser. Mes réflexions allaient bon train, tandis que nous cherchions toujours au hasard, et j'essayais, sans succès, de savoir à qui Jim me faisait penser. Je savais, au fond de moi, que la réponse était évidente, que quand elle m'apparaîtrait enfin je me sentirais infiniment stupide de ne pas l'avoir vu plus tôt... Mais rien ne me venait à l'esprit pour l'instant. Quoique... ?!

Une camionnette frappée du logo du zoo nous dépassa soudainement, et à l'arrière se tenaient les deux pandas roux de Jim... Qui partit aussi tôt en sprint, à une vitesse hallucinante. J'essayais de le rattraper, mais cela me semblait impossible... À croire que je me faisais vieux ? Non, quelque chose me disait que le problème ne venait pas de moi... Jim courrait vraiment très, très vite. Tandis que j'arrivais finalement à le rattraper, je fus interpellé par ce qui émanait de son corps... De la vapeur ? On aurait presque dit que son corps était en fusion... Enfin, je n'avais pas le temps de tergiverser, il fallait tout d'abord arrêter la voiture, ce qui devait être la clé de bien des problèmes en cet instant. Un simple effort mental me permit de stopper le moteur, et la camionnette s'arrêta brutalement, arrachant un petit cri apeuré aux animaux qui se trouvaient à l'arrière. Jim quant à lui continua sa course sur quelques mètres, avant que je ne retienne son bras.

« C'est bon, regarde : ils se sont arrêtés. »

Il s'écoula une seconde avant que je ne retire brusquement ma main du bras de Jim, avant de la regarder avec stupeur : la peau de ma paume était rouge et chaude, et me lançait désagréablement... Le contact de son corps m'avait brûlé.

« Qu'est-ce que tu... »

Soudainement, tout sembla revenir à la normale du côté de Jim, tandis que j'enfonçais la main endolorie dans la poche de mon jean. Certes, son corps n'avait plus l'air bouillant, mais l'éleveur de pandas roux arborait soudain une mine épuisée. Quand il me questionna sur l'état de ma main, je le rassurais d'un hochement de tête, malgré ma paume douloureuse. Que pouvais-je faire d'autre, devant l'air désolé qu'il arborait ? De toute façon, j'avais déjà connu bien pire. L'instant qui suivit fut des plus étranges. Il dura à peine quelques secondes, mais ç'aurait tout aussi bien pu être une éternité. Ce fut juste un regard, qui voulait dire beaucoup de choses et rien du tout à la fois. Un regard très vide, à l'image de ces trois secondes qui s'envolèrent lourdement, comme des instants volés au déroulement normal du temps. À cet instant là, je fus très proche de réaliser à qui ce garçon me faisait tant penser. La barrière qu'avait forgé mon inconscient pour m'empêcher de mettre le doigt là dessus était sur le point de céder, je sentais la révélation toute proche, c'était...

Jim partit en courant vers la voiture, emportant avec lui la clef de mon questionnement. Je le regardais partir, pantois, me tenant somme-toute prêt à intervenir au cas où le besoin s'en ferait sentir. Ma curiosité dépassa cependant de loin mon immobilité, et je marchais jusqu'à la voiture alors que résonnait le rire sonore de la conductrice. L'explication tomba, à la fois ahurissante et tellement logique, vu le point auquel Jim avait l'air d'être dans les nuages. Finalement, plus de peur que de mal pour l'employé du zoo. De mon côté, j'hésitais entre l'exaspération —j'aurais au moins trois quarts d'heure de retard à cette foutue inauguration — et l'amusement, et ce fut ce dernier qui l'emporta : je partis dans un petit éclat de rire. Tout comme la vétérinaire, j'aurais bien eu du mal à en vouloir à Jim, il était bien trop attachant. Celle-ci, au son de mon rire, tourna les yeux vers moi et eu ce que je qualifierais de réaction normale — un antonyme à cette expression serait "réaction de Jim" — et me reconnut immédiatement. Bien loin d'être agacé, je trouvais la situation d'autant plus drôle que mon acolyte s'obstina quelques instants encore à croire que j'étais le livreur de pizzas. Je fus d'autant plus déçu de me voir demander un autographe, puisqu'il fut bien obligé de réaliser que j'étais une personnalité légèrement plus reconnue que le vendeur de kebabs de son quartier.

Je n'ai décidément jamais compris pourquoi les gens s'obstinent à collectionner des signatures sur des bouts de papiers et autres photos dédicacées, mais je la gratifiai tout de même d'un sourire aimable en me saisissant des objets qu'elle me tendait. Je sortis ma main gauche — oui, je suis gaucher — de ma poche. La douleur s'était estompée assez vite, la brûlure n'étant que superficielle. Après un coup d'oeil au badge de la demoiselle, qui m'apprit qu'elle se prénommait Olivia, je signais la page datée du jour même, accompagnant ce gribouillis ressemblant vaguement à mon nom écrit avec les pieds par un analphabète — ce qui semble être le propre de la plupart des signatures — d'un sobre "pour Olivia". Je ne savais décidément jamais quoi mettre pour accompagner des démarches aussi stupides que le fait de demander un foutu autographe. Elle sembla tout de même absolument ravie, et me gratifia du sourire béat que me faisaient la plupart de mes admiratrices. Ce genre de sourires, quoique très flatteurs, me donnaient très souvent envie d'embrasser à pleine bouche le premier garçon venu, ce qui m'aurait très probablement épargné la bave de bien des jeunes filles prépubères en chaleur. Je lançais un regard à Jim, avant de secouer imperceptiblement la tête. C'était une assez mauvaise idée, quoique tentante. Un silence assez inconfortable s'installa, jusqu'à ce que la demoiselle nous salue en me lançant un dernier regard mi-admiratif mi-énamouré, repartant soigner les animaux maintenant qu'elle était sûre que plus personne ne ferait la course avec sa voiture. Jim avait l'air complètement déboussolé, aussi décidai-je d'alléger l'atmosphère comme je le pouvais.

« C'est dommage quand même, je t'aurais bien fait une réduction à l'année sur mes pizzas, mais c'est pas vraiment dans mes cordes... »

Je lui souris chaleureusement : ma manière à moi de lui montrer que je ne lui tenais absolument pas rigueur de son erreur.

« J'imagine que tu es rassuré au sujet de Myrte et de Joey maintenant... N'empêche, si tout le monde pouvait me prendre pour un vendeur de pizzas, au lieu de me harceler avec des autographes... Ma vie serait beaucoup plus simple, t'as pas idée.»