Comment est-ce qu’ils pouvaient faire un tel raffut si tôt le matin ? Une bande de jeunes mâles face à deux innocentes filles. C’était à se demander pourquoi ils étaient si excités. Mais selon Madame Marguerite, la fleuriste à qui Sasha venait de livrer le journal, ils n’étaient que des jeunes en pleine puberté, inoffensifs. Mais Madame Carillon, la bijoutière, au contraire, il s’agissait de vautours assoiffés de femmes. Ils étaient dangereux. Alors que les deux pipelettes argumentaient selon leurs théories respectives, aucune d’elles ne semblaient avoir l’intention d’intervenir. Elles finirent même par plaisanter et mêler Sasha à leurs divagations. « Tant que notre livreuse préférée ne se fait pas harceler, on est sauves, nééé ? »
 
À leur remarque, sortie la bouche en cœur, la jeune femme arqua un sourcil et conclut que ça ne la concernait pas. Elle continua même sa tâche en déposant machinalement le journal dans les boîtes aux lettres. En somme, elle avait déjà reprit son chemin, oubliant les paroles des deux commères qui pourtant ne semblaient pas vouloir s’arrêter.
« Halalalala, est-ce qu’elle ne devrait pas être plus énergique pour son âge ? »
« Oui, oui. Elle doit être malade. »
« Ou alors, elle a une carence. »
« Une carence ? N’importe quoi ! Elle est peut-être un peu pâle et maigrichonne. Mais elle est là tous les matins, fidèles au poste. On ne peut pas dire pareil des autres jeunes. Regardez ces trouble-fête. »
« Je ne parle pas de carences alimentaires, même si comme vous l’avez dit à juste titre, elle a l’air fragile. Je parle de carence affective. D’amouuur. »
« Ho oui ! Peut-être bien. Ce n’est plus d’notre âge, mais du sien oui. »
« J’ai une idée, on pourrait lui présenter le p’tit jeune qui travaille pour Andy. Comment il s’appelle déjà ? »
« Il va falloir être plus précise que ça ma bonne amie. Il y en a plein des jeunes qui travaillent pour Andy. »
« Mais si vous savez, le blondinet… »
« Vous êtes sûre qu'il est blond ? Votre mémoire n'est plus fiable depuis belle lurette ! Et avant toute chose, il faudrait connaître ses goûts. Ma p’tite Sasha ! Ohéé ! »
 
Comme un bourdonnement à ses oreilles, l’épéiste avait arrêté de prêter attention à leur conversation depuis longtemps, s’éloignant de quelques maisons. Mais commère n°1 n’avait pas dit son dernier mot et s’était rapprochée pour qu’elle l’entende. Elle ne pouvait décemment pas feindre de ne plus l’entendre, vu qu’elle beuglait son nom dans toute la rue. Sasha se retourna, sans toute fois arrêter de marcher. Enfin c’est ce qu’elle pensait, mais étrangement, elle rencontra comme un mur –un peu mou il fallait l’avouer. Et le grognement qui suivit n’annonçait rien de bon.
 
« Hey ! R’garde où tu vas, bordel ! »
L’épéiste leva la tête pour dévisager son interlocuteur. Rouquin, yeux noirs, sweat-shirt marron, boucle d’oreille à gauche, bandana noir. C’était quoi ce stéréotype du bad boy ? Elle le fixa quelques secondes puis le contourna sans rien dire.
« At… Attendez !! Ne nous laissez pas avec eux ! »
Une petite voix l’avait interpelée. Une main frêle l’avait agrippée, l’obligeant à s’arrêter à nouveau. Pour résumer : les deux cibles de ces types.
« Oh mais oui. Reste avec nous… Poupée ! »
Un second mec. Brun, yeux marrons, sweat-shirt rouge, un cure-dent au coin de la bouche et ce même bandana noir. Ils faisaient partis d’un gang ou quoi ?
Il s’approcha pour surplomber Sasha, la détaillant des yeux comme si c’était un morceau de bœuf. Puis il passa sa main sur sa joue, avant qu’il ne redescende plus bas vers son cou et son chemisier qu’il tira sans ménagement, faisant même sauter quelques boutons.
 
À ce contact indésiré, la brunette réagit sous l’impulsion et enfonça violemment son genou dans les côtes du sale type. Plié en deux, Sasha n’eut besoin que d’un doigt pour le faire tomber par terre. Mais bien évidemment, le rouquin et un troisième gars s’enflammèrent.
Entre injures et bousculades, ils déployaient un tas d’efforts pour signaler leur mécontentement.
Le rouquin la chopa par les bras, tandis que l’autre brun, qui portait une casquette, s’approcha pour la frapper au visage. Elle se laissa faire la première fois, mais à la seconde tentative, un coup de pied bien placé le fit reculer. Puis un coup de tête obligea le rouquin à la libérer. Sasha ne vit juste pas le premier type se relever et foncer droit sur elle.
 
Les deux filles laissèrent échapper un cri strident lorsque les deux adversaires échouèrent brutalement sur le capot d’une voiture stationnée juste là. Le choc avait été violent et à coup sûr, elle finirait avec quelques hématomes. Mais Sasha avait maintenant l’opportunité de se trouver une lame. Elle replia ses jambes sur sa poitrine pour mieux repousser l’individu hostile. L’antenne radio fit l’affaire et elle y ajoutait un peu de métal provenant de la carrosserie pour épaissir le tout. Résultat : une jolie rapière.
 
Vu qu’elle commençait à s’énerver, autant ne pas perdre plus de temps face à ces empêcheurs de tourner en rond. L’épéiste glissa vers les trois « gangsters » et n’hésita pas à prendre pour cible celui avec la casquette qu’elle amputa de sa lisière.
 
« La prochaine fois c’est votre bandana que je découpe en lamelles. Alors dégagez ! »
 
Les trois zigotos se raidirent instantanément, avant de prendre leurs jambes à leurs cous. Elle ne put s’empêcher de penser *Quoi ? C’est déjà fini ? Que de la gueule…* et lâcha un soupire qui fit du même coup disparaître la lame rapidement improvisée.
Ni une ni deux, Sasha récupéra son sac pour reprendre sa tournée, tout en tentant tant bien que mal de refermer son chemisier, avant d’opter par la fermeture de sa veste. Pas qu’elle n’aimait pas dévoiler sa cicatrice, mais la laisser visible attirait les regards puis les interrogations.
 
Sasha repartait déjà qu’elle n’entendit pas les deux jeunes filles la remercier. Elle passait déjà à autre chose, sans se poser plus de questions…
 

Une voix claire, qui porte et qu’on peut difficilement ignorer. Cela eut pour effet que Sasha ralentisse la cadence et se retourne vers celle qui l’interpelait. D’un simple coup d’œil, l’épéiste sentit que cette femme pouvait apporter autant de questions que d’ennuis. Elle faisait peut-être bien son travail, mais aux yeux de Sasha, elle ressemblait à une fouine. Un peu plus petite qu’elle, la journaliste avait les cheveux plus clairs que les siens, mais plus longs. Un ruban rouge faisait office de serre-tête. Et ses yeux émeraude étaient directs, comme si ils voulaient dire « Toi, je vais pas te lâcher tant que tu ne me dis pas ce que je veux savoir ». Comme si elle allait lui faciliter la tâche ! Et puis elle n’avait pas que ça à faire.
 
Sasha se stoppa dans son élan pour lui répondre un peu sèchement, la fixa droit dans les yeux, comme elle le fait bien souvent.
 
- Rectification. Je ne les ai pas arrêté. J’ai dû… Elle chercha ses mots. … Leur faire peur. Ils se sont enfuis et je ne les ai pas poursuivi. Vous allez devoir trouver un vrai héros à interroger si il vous en faut un pour votre article.
Elle se tut un instant, arqua un sourcil avant de reprendre.
- Désolée mais j’ai du travail. Je n’ai pas le temps de bavarder.
 
Elle inclina légèrement comme pour prendre congés puis reprit son chemin.
Sasha pensait naïvement que c’en était fini des interruptions intempestives. Elle avait du travail et on lui avait cassé son rythme à trois reprises en l’espace d’une demi heure. Les gens n’avaient-ils rien d’autres à faire que de se préoccuper des autres ?! Drôle de réflexion me direz-vous, mais quand on aspire au calme et quand on est un peu de mauvaise foi, voilà le résultat.
 
Quelques journaux glissés dans les boîtes aux lettres, d’autres déposés directement auprès des commerçants qui étaient déjà ouvert ou qui étaient à deux doigts de l’être. C’était sa routine matinale trois fois par semaine. La plupart des gens étaient bavards et tentaient d’engager la conversation avec la « p’tite nouvelle livreuse ». Mais face à Sasha, la tâche n’était pas souvent aisée. Ses réponses étaient souvent monosyllabiques : « Oui ». « Non ». « D’accord ». Et ça ce n’était pas quand elle se contentait d’un simple hochement de tête. Il y en avait qui avait abandonné l’idée de lui parler, mais ils étaient rares. Les autres s’entêtaient, faisant fît de ses réactions légèrement asociales. Mais dans ses bons jours, Sasha pouvait même esquisser un sourire. Le propriétaire du théâtre avait même dit que ça lui porterait chance pour la journée de voir le sourire de Sasha. Et ça s’était répandu dans le quartier comme une trainée de poudre. Haa… Ce satané quartier de pipelettes ! Mais ce n’était rien en comparaison avec le quartier commerçant. Enfin bon. Quand ça ne l'intéressait pas, l'épéiste ne faisait aucun effort.
La journaliste pouvait se compter parmi les chanceux… Sasha lui avait accordé plus de deux phrases.