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Il s'en est allé. Il. S'en. Est. Allé. Disparu, évaporé, j'ai fixé sa silhouette du regard jusqu'à ce qu'elle s'efface à l'angle d'une rue. Je n'arrivais pas à y croire. J'avais dit ça sérieusement pourtant. Je pensais chacun de mes mots. Et pourtant... Pourtant je n'y croyais pas. À aucun moment je n'avais pensé qu'il partirait vraiment. Je pensais... Je pensais quoi, au juste ?

« Qu'est-ce que vous êtes cons. »

Je baissais les yeux. La gosse qui avait dit ça avait dix ans environ. Une petite rouquine adorable, avec deux grands yeux bleus qui me fixaient d'un air inquisiteur. J'étais tellement estomaquée que je n'ai pas songé à m'offusquer de l'insulte. De toute façon... De toute façon c'était vrai.

« Avec vous les grands, c'est toujours la même chose... Vous ratez toujours tout. En plus, vous êtes même pas fichus de savoir ce que vous voulez dans la vie. Vous tournez en rond, quoi. Z'êtes ridicules. »

Je ne trouvait rien d'autre à faire qu'un petit sourire triste et misérable. Moi qui refusait de croire les imbéciles disant que la vérité sort de la bouche des enfants... Je devais tout de même accorder une étonnante lucidité à certains. Ouais... On était sacrément cons, nous tous. Tout allait de travers. Et alors ? Qu'est-ce qu'on pouvait y faire, au juste ? Un dernier regard pour l'enfant qui me fixait toujours des yeux. Elle faisait presque peur. Je me mis en marche jusqu'à l'appartement, ne sachant pas vraiment si j'y retrouverais Balth. Je ne savais même pas si j'en avais envie.

Avant même de passer la porte, je sus que quelque chose clochait. Quelque chose s'était passé, quelque chose d'anormal à en croire cette ambiance qui régnait dans les lieux. L'appartement me semblait soudain beaucoup plus austère. Je poussais tout de même la porte, appréhendant la suite. À peine avais-je franchi le seuil que Roofie me sautait dessus, avec un miaulement hystérique. Bien qu'accoutumée aux délires schyzophréniques de ce félin, le fait qu'il me trouva un quelconque intérêt alors que je ne transportais pas de nourriture m'alarma immédiatement. L'animal-serpillère fonça vers la salle de bain. Je courus à sa suite. En traversant la cuisine, j'eus le temps de remarquer un drôle de foutoir. Mixeur, machine à laver, four, micro-onde. Tout tournait à bloc. La porte du frigo était ouverte. Une petite flaque d'eau commençait à se former sur le sol.

Avant de remarquer le corps de Balth dans la baignoire, mon regard se posa étrangement sur l'une des boîtes éparpillées au sol. Du Prozac. Puis, le corps inanimé. Il y eut un petit instant de flottement, pendant lequel j'essayais de faire le lien entre les petites gélules vertes et blanches, le psychologue scolaire, l'ordonnance dans mon sac et... Balth.

« Putain. De bordel. De merde. »

Très lentement ma main attrape mon téléphone dans la poche de mon pantalon. Sans regarder l'écran, je compose le numéro des urgences. En entendant la sonnerie neutre et désespérément passive du téléphone, avant qu'un médecin ne décroche, je finis par comprendre ce qu'il s'était passé. Ce qu'il se passait. Ma voix se transforma en un cri aigu, sans que je puisse y faire quoi que ce soit. J'eus à peine la force d'articuler l'adresse.

J'observais des types en blanc envahir le salon, un brancard et une flopée d'appareils inutiles. Et je me demandais sans relâche pourquoi il avait merdé à ce point. Je savais que c'était de ma faute et il n'y avait rien de pire. Ils m'ont demandé si je voulais l'accompagner. Je n'avais pas envie. J'avais envie de leur cracher une réplique bien cynique à la gueule, et de rester chez moi. Point barre. Au lieu de ça je l'ai fermée et je les ai suivis. J'étais sonnée. Je ne comprenais pas. Ils parlaient de tentative de suicide. C'était donc ça, le mot exact. C'était l'effet que je lui faisait. Les lumières bleues de l'ambulance qui traversait la ville à toute vitesse. Encore plus que d'habitude, j'avais envie d'insulter tous ces cons qui partaient bosser et qui créaient des embouteillages.

Et puis les urgences. Le temps s'était distordu, parfois beaucoup trop rapide, et bien souvent s'écoulant bien plus lentement que la normale. J'ai du donner trente dollars au moins à la machine à café, j'ai fumé deux paquets de cigarettes. À intervalle régulier je revenais près de ce con qui ne voulait pas se réveiller. Eux, ils disaient qu'il aurait de la chance s'il s'en sortait vivant. Moi, j'avais envie de leur signaler que s'ils n'avaient que ça à me dire, ils auraient mieux fait de se réorienter immédiatement pour ouvrir des pompes funèbres. Et j'attendais, encore et encore. Vint la nuit. Rien n'avait changé. Et moi je m'inquiétais pour cet abruti, celui à qui j'avais dit de dégager quelques heures auparavant.

« Tu peux pas me faire ça. T'aurais l'air de quoi, si tu mourrais ici ? Et moi, hein ? Tu devrais penser un peu à moi, au moins... J'ai dit plein de choses atroces. Mais tu peux pas me laisser toute seule... Non. Je ne te laisserais pas faire, tu le sais, ça ? »

Voilà que je parlais à un comateux. Voilà que je perdais les pédales. Je n'avais pas envie de m'imaginer la vie sans Balth.

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Pas de réponse. Pas de mouvement. Rien du tout... Je m'attendais à quoi, au juste ? Comme s'il allait se relever d'un coup pour me répondre. Bien sûr. Toujours la même question qui revenait : qu'est-ce que je foutais là, au juste ? S'acharner ne servait à rien. Perdre mon temps n'était pas dans mes habitudes. Espérer des trucs impossibles non plus. Et pourtant je n'osais pas me lever et partir. Du regard de qui avais-je peur, d'ailleurs ? Lui, dans cet état, n'allait pas me juger. Il ne se rendait déjà pas compte de ma présence, alors... Et même dans le cas contraire, même s'il avait eu son mot à dire. Techniquement, j'étais sensée m'en foutre. Et pourtant je restais là, comme vissée à ma chaise, les yeux plongés dans le vague. Balth avait du mal à respirer. Souffle rude et laborieux. Qu'est-ce qui se passait, derrière la fine paroi de son crâne ? À quoi pensait-il donc ?

Je mis quelques temps à remarquer que l'air s'était soudainement rafraîchi. L'ambiance était devenue plus inquiétante encore, sans que je puisse mettre le doigt sur ce qui clochait. Je n'aimais pas être ici. Déjà qu'en règle générale, les hôpitaux me mettaient mal à l'aise. Tout semblait y être fait pour inquiéter, apeurer. Trop de blanc, et moi je n'aimais pas le blanc. À part celui de la neige, parce qu'il était pur et beau et calme. Mais là... Le blanc m'inspirait notre enfance avortée, une vie sans fondement et sans but. Le blanc était l'absence, l'impuissance. Le blanc, c'est l'os sous la plaie, le drap mortuaire, le vide.

Je collais mes mains à mes paupières. Je savais ce qui allait m'arriver. Comme d'habitude. Il y avait d'abord eu l'absence contemplative, l'état pensif et cotonneux, puis allait venir la crise de panique. D'habitude, j'arrivais à me contrôler. Parfois non. C'était pour ça, le prozac. Mais à dire vrai je n'en avais jamais pris. Il y a cette fierté qui m'empêche de les prendre. Et puis, je déteste les médicaments. Inspirer et expirer, très lentement. Maîtriser les tremblements. Je fermais les yeux, serrant si fort mes paupières que j'avais l'impression qu'elles n'allaient faire qu'un. Doucement, ça passait. Les battements du coeur revenaient à la normale. Encore un désagréable sifflement dans les oreilles, et l'impression d'être restée trop longtemps en apnée.

Doucement j'écartais mes doigts, doucement j'ouvrais mes yeux. Je discernais vaguement la pièce à travers une barrière de cils. Et... J'étouffais une exclamation. Là, juste au dessus, ça n'avait duré qu'un instant. Sans doute une hallucination. Sans doute... Mais durant une seconde, j'avais cru voir...

« Balth ? »

Je secouais la tête. C'était impossible.

« Pff... T'es vraiment qu'une pauvre fille. »

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Il est cinq heures du matin. Il y a deux heures, tu m'as remerciée, je ne sais trop pourquoi. Ta voix ressemblait au frottement du papier de verre sur une surface de métal. Ta voix était un carnage, un chantier sanguinolant, une ode à la souffrance. Ma voix à moi, ce sera du stylo bic noir sur une pub dans un journal. J'ai bien aimé le fond de ciel imprimé sur le papier jauni. Je n'avais rien d'autre de toute façon.
C'est incroyable, le nombre de fois où on s'est fuis pour se retrouver. C'est incroyable et absurde, aussi absurde que le fait que j'aie préféré m'asseoir par terre que sur le fauteuil à côté. Aussi absurde que le fait que je sois encore là, assise sur le carrelage, en train d'attendre. Pourtant, je vais partir. Je reviendrais peut-être, plus tard, ce soir.
Il s'est passé quelque chose à l'école. Je ne connais pas les détails, je t'expliquerai plus tard, si tu te décides à te réveiller. Garde cependant ceci en tête : nous ne sommes plus en sécurité nulle part. Ils auront notre peau.

Je me levais, pleine de courbatures. Léger vertige dû au manque de sommeil. Je posais le mot sur la table de chevet. Est-ce qu'il allait le lire ? Est-ce qu'il allait se réveiller ? Je n'avais pas le temps de me questionner. Le SMS groupé, reçu une dizaine de minutes auparavant, était formel. Un élève était mort, les causes étaient loin d'être naturelles. Le danger s'abatit sur moi, et j'eus presque peur. Il y en avait, des criminels susceptibles de vouloir notre peau. Et, tandis qu'on nous avais tous rassemblés dans cette école, il pouvait leur être très facile de nous exterminer jusqu'au dernier. J'entrouvris la fenêtre. Un dernier regard sur Balthazar, je me promis de repasser dans la soirée. Par acquis de conscience ? Je m'inquiétais sans doute. Je me transformais en air, laissant les doutes ancrés au sol. Portée par la brise matinale, il ne me faudrait qu'une trentaine de secondes avant de me retrouver à la SUP.

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