Quand on m'emmène pour la première fois au laboratoire, j'ai cinq ans. Papa me tient par la main, c'est une belle journée d'Avril, les nuages s'effilent dans le bleu du ciel. Avant d'entrer dans le bâtiment, je tend la main vers l'un d'eux. Il ressemble à un éléphant, Papa regarde, il me sourit, fait oui de la tête. Il a l'air nerveux, je crois qu'il ne m'a pas écoutée, mais pour une fois je ne lui en veux pas, car avant de partir il m'a dit qu'aujourd'hui était un jour spécial, que je vais devenir exceptionnelle. On rentre, les murs sont blancs, le sol est blanc, le plafond aussi est blanc. Il y a une dame à l'accueil, elle me donne un bonbon avec un joli sourire, mais je refuse, parce que je sais très bien que j'aurais des caries, sinon. On nous l'a dit à l'école. On nous emmène dans une salle d'attente, il y a un autre enfant. C'est un grand, lui, il a au moins sept ans. Il a l'air un peu inquiet, sa maman aussi. Je ne comprends pas trop pourquoi tout le monde s'inquiète, aujourd'hui. Le silence s'installe, un silence pesant comme les adultes savent si bien en faire, un silence qu'on ressent autour de nous, qui nous enveloppe, qui rend l'atmosphère cotonneuse et pesante. On vient chercher le garçon et sa maman. Je me demande si lui aussi va devenir exceptionnel. Du reste de cette journée, je ne me souviens pas très bien. Je me rappelle Papa et un scientifique discutant dans un grand bureau, un bureau blanc, puis je crois me rappeler avoir découvert la salle : celle dans laquelle je passerai le plus clair de mon temps durant les deux années suivantes. Cette salle, je l'ai vue tellement de fois, elle et ses capteurs, les vibrations des machines, la table d'examen où je me suis allongée encore et encore, pendant qu'ils modifiaient mes atomes, changeait mes constituants. Il s'est passé deux ans. Deux ans, c'est rien, mais c'est à la fois tant pour une petite fille. Je ne sais plus quand, exactement, ils ont fini par me changer. Je n'ai pas ressenti la différence, sur le coup. Pourtant, je suis une réussite. Je suis pour eux la preuve qu'on peut amener l'atome à se modifier, la consistance, la nature de l'être à changer, tout en lui permettant de garder conscience de lui même, lui donnant la capacité de garder ses sens quand plus rien ne devrait lui permettre de voir, entendre. Je suis de l'air-humain. Je suis un de ces nouveaux prodiges de cette époque bénie : l'époque des surhommes, une révolution scientifique. Mais je ne m'en rends pas compte.

Et puis un jour, j'ai douze ans depuis peu. Je reviens de mon cours de danse, et je me regarde dans le miroir. Petite, fine, pleine de vie. Un petit nez, des yeux bridés, deux couettes brunes, de petites mains aux doigts fins, qui s'agitent constamment telles des oiseaux pris au piège, des traits anguleux, un corps anguleux... Et puis, plus rien. Dans le miroir, on ne voit plus que ma chambre, derrière, et la petite fille à disparu. Pourtant, elle peut voir le miroir juste en face, elle peut entendre les voitures qui passent sous sa fenêtre. Et à nouveau, je suis devant le miroir, petite fille stoïque. Je l'ai déjà fait un millier de fois, seule, ou devant d'autres enfants, pour leur faire peur. Et ils ont eu peur. Mais pour la première fois, quelque chose se brise. Un mur d'ignorance vient de s'écrouler, et derrière, une révélation. J'effleure le miroir du bout des doigts, et je murmure :

« Je suis dangereuse. »

L'idée est malsaine, séduisante. Je suis dangereuse. Ou du moins je pourrais l'être. Les années passent, les choses s'enchaînent. Cha Quan, lancer de couteau. Je suis dangereuse. À cette période, je vogue dans une sorte de folie lucide, je comprends l'étendue de mes pouvoirs sans saisir la conséquence que pourraient avoir mes actes. Je sais juste que je suis dangereuse, et c'est une pensée neutre, une pensée sans suite, une pensée que je cultive, que j'entretiens et que je m'efforce de rendre plus vraie encore.

J'ai seize ans. On parle de cette école qui va ouvrir, de cette école pour les gens comme moi. Des héros. Voilà ce que nous sommes ? Je suis dangereuse. Nous sommes dangereux. Nous pouvons être des héros. Je revois ces mythes modernes de l'Amérique, Superman, Green Lantern, Hulk, tous les autres. Je me vois, avec un but, une cause à desservir, et j'y crois. Dur comme fer. Nous avons des pouvoirs, nous pouvons être des héros. Nous pouvons combattre, utiliser ces pouvoirs, ce que la science à fait de nous, pour une cause juste et admirable. Il faut des gens pour le faire, il faut montrer au monde que nous ne sommes pas des monstres. Que nous pouvons être des symboles, ceux de l'espoir, de la puissance, de la sécurité. Partout dans le monde, les gens ont besoin de nous, nous pouvons les aider. Nous pouvons être des remparts contre le mal. C'est la fin d'une quête, et je me découvre enfin. Je suis dangereuse, je suis exceptionnelle. Je suis une héroïne.