Lucien s’était réveillé d’humeur joyeuse, avec l’envie de commencer la journée par une jolie phrase, dans le genre « c’est un beau jour pour faire … ! ». Et puis il avait entendu la pluie frapper sur son velux, ce qui avait un peu douché son enthousiasme, sans mauvais jeu de mot.
Il aimait assez bien la pluie, pourtant, précisément pour la musique apaisante qu’elle produisait. Un peu moins, cela dit, quand ses cheveux se mettaient à friser de façon ridicule suite à l’humidité. Et encore moins lorsqu’il s’éveillait avec une furieuse envie de passer la journée dehors, comme c’était le cas aujourd’hui. Encore engourdi de sommeil, Lucien caressa l’idée de se rendormir, avant de la repousser fermement au fin fond de sa conscience. Il avait déjà passé suffisamment de temps dans un état de quasi-hibernation après la mort de sa mère pour gâcher une demi-journée supplémentaire en roupillon.

« Il doit pourtant bien y avoir quelque chose de plaisant à faire » songea Lucien en versant son café dans un bol. En guise de réponse, le couvercle de la cafetière jugea bon de se décrocher pour atterrir sur son gros orteil droit. Lucien réprima un soupir et jeta un coup d’œil en direction de son lit encore défait. Horrible tentation.

Il avait enfilé ses chaussures et son imper depuis un bon quart d’heure. Mais la pluie n’avait pas daigné s’arrêter, pas même pour cinq minutes, et il n’avait toujours aucune idée d’où aller. S’il avait fait beau, il se serait largement contenté d’une ballade sans but précis. Il aimait vagabonder, prendre des autocars sans avoir de destination en tête, s’asseoir sur un banc et regarder les gens passer, dans l’espoir de faire une jolie rencontre tout à fait par hasard, comme dans les livres. Mais au vu du temps, il était fort probable que la majorité des habitants restent bien au chaud chez eux, ce qui limitait les possibilités de rencontre pour aujourd’hui.
La pluie commençait à baisser sérieusement dans l’estime du jeune homme. Son bruit discret était un attrait dérisoire par rapport aux innombrables désagréments qu’elle impliquait. Que pouvait-on faire de concret, sous la pluie ?
« Sauter dans les flaques d’eau » marmonna Lucien à mi-voix, pas franchement convaincu par sa propre tentative d’argumentation. Outre le fait que cette activité ne se pratique théoriquement que chez les gamins de cinq ans ou moins, Lucien n’avait pas spécialement envie d’aller salir ses vêtements, vu que c’était lui qui les lavait, après coup. Marre d’attendre à ne rien faire. Au diable la pluie. Comme pour la narguer, Lucien sortit sans même prendre son parapluie.

« C’était une mauvaise idée. » Constatait-il, les cheveux dégoulinants. La ville sous la pluie était grise, silencieuse et morne. Les contours des immeubles étaient brouillés, et on ne pouvait les contempler sans avoir l’impression de regarder une esquisse au fusain. C’était beau et déprimants à la fois. Hélas, le « déprimant » avait une légère tendance à l’emporter sur l’esthétique.
Lucien se sentait d’humeur mélancolique, désormais, tel un poète romantique prisonnier de son spleen. Il n’aimait pas beaucoup quand l’ennui et cette vague tristesse commençaient à lui coller à la peau. Au détour d’une ruelle, la solution lui apparut tout à coup. Elle tenait en un mot. Maëlys.

Une légère appréhension au moment de frapper à la porte : Lucien n’avait jamais eu une affection débordante pour les bestioles en général, et encore moins pour les gros reptiles que son amie invoquait à volonté. Et ce serait parfaitement idiot de se faire carboniser par un dragon un jour où autant d’eau s’écoulait du ciel. Il musela son imagination, trop fertile quand il s’agissait d’imaginer des morts bêtes, et effaça l’image d’un petit tas de cendres encore fumantes qui s’était imposée à lui. Tant que Maëlys était là, il n’y avait aucun risque d’en arriver là.

« Lucien ! »
Lucien ressentit une bouffée d’affection à l’égard de la petite rouquine. Maëlys, Lys -comme il l’appelle parfois- toujours égale à elle-même, qu’il pleuve ou qu’il vente. Elle était comme un point d’ancrage pour lui, et Dieu sait combien de fois elle l’avait, sans même s’en rendre compte, empêché de partir définitivement à la dérive. Il l’enlaça maladroitement, soucieux malgré tout de ne pas entrer en contact avec les mains peinturlurées de son amie. Il s’efforça de réprimer le sourire qu’il sentait lui monter aux lèvres. Qu’avait-elle encore inventé ?

« Bonjour ! Tu vas bien ? Entre, entre, je veux te montrer quelque chose !»
Pas de « qu’est-ce qui t’amène ici ? ». Lucien lui en fût reconnaissant, car il aurait été bien en mal de s’expliquer. Il la suivit dans la pièce adjacente, et le « je vais bien, merci, et toi ? » resta bloqué dans sa gorge.

Des bouts de journaux tapissaient le sol, mais ce n’était rien à côté du spectacle qu’offraient les murs, anciennement blancs. Les couleurs vives lui sautèrent au visage. Des tâches de couleur sur un fond vert, probablement des fleurs dans un champs, représentées à la façon des impressionnistes. Et des personnages de tous les côtés, un peu difformes, maladroitement peints avec les doigts, devinait-on, mais pourtant aisément identifiables. Lucien reconnut entre autres Maëlys et ses nattes rousses, une fille qu’il ne connaissait que pour l’avoir déjà aperçue à plusieurs reprises en compagnie de sa protégée, et lui-même, là, sur la droite.

Dehors, il faisait de plus en plus sombre, au fur et à mesure que les nuages s’amoncelaient au-dessus de la ville. Et pourtant, la pièce peinturlurée semblait incroyablement lumineuse. Lucien laissa son sourire s’épanouir. Invoquer des dragons, tu parles… C’était plutôt ça, le vrai pouvoir de Lys : effacer la pluie et sa langueur mélancolique, faire naître des sourires à volonté.

« C’est magnifique » laissa-t-il échapper spontanément, avant de se reprendre.
Il ôta son imper dégoulinant, retroussa ses manches.
« C’est loin d’être terminé, cela-dit. Il manque tes bestioles, notamment. »
Il trempa deux doigts dans un pot de peinture rouge et esquissa la silhouette d’un dragon à côté de celle, plus fine, de Maëlys, quand il fût saisi d’un doute.
« Dis-moi, tu as l’autorisation du propriétaire ? »
Il s’imagina un inconnu découvrir l’étrange fresque. Il n’était pas sûr qu’elle plaise à n’importe qui. Il fallait connaître Maëlys et sa douce excentricité enfantine pour pleinement apprécier son œuvre.